Centenaire de la naissance de l'URSS: la place de la mémoire soviétique dans la politique de Poutine
- Clémence
- 24 janv. 2023
- 14 min de lecture
“Poutine, le Staline d’aujourd’hui ?”1, “Poutine, l’héritier de l’URSS ?”2 ou encore “Poutine ressuscite l’URSS”3 ; autant de titres d’articles qui sous-entendent la possibilité d’une continuité entre l’URSS et la Fédération de Russie, notamment sous l’impulsion de Vladimir Poutine. Il faut dire que la Russie n’est pas au clair sur son passé soviétique. Entre le Kremlin et ses références incessantes à la lutte contre le nazisme dans sa rhétorique sur la guerre en Ukraine, les nostalgiques du régime communiste au sein de la population et les déclarations de Poutine, affirmant que “l’URSS n’existe plus”4, tout le monde a de quoi en perdre son russe. D’ailleurs, la question sème le débat parmi les historiens, les spécialistes de la Russie[1] . Bref, on ne sait pas ce que la Russie fait de la mémoire soviétique, parce qu’au fond la Russie ne sait pas quoi faire non plus de cette mémoire. Il faut reconnaître que l’URSS est un héritage lourd. Alors, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’URSS et en pleine guerre contre l’Ukraine, il peut être pertinent de revenir sur les difficultés de la Russie à gérer l’héritage de la période soviétique, sur l’actualité de ce débat et sur la notion d’instrumentalisation de l’Histoire en politique par l’exemple de la politique de Poutine.
Vladimir Poutine, l’homme façonné par l’appareil soviétique
Vladimir Poutine a vécu le passage d’une époque à une autre, de l’URSS à la Fédération de Russie. Le fait d’avoir assisté et participé à cette “transition”, en succédant à Eltsine, n’est pas sans effet sur sa vision de ce qu’a été la Russie hier et de ce qu’elle doit être aujourd’hui.
Vladimir Poutine est né en 1952, à Saint-Pétersbourg. Une naissance dans la dernière année du stalinisme, avant la disparition de Staline en mars 1953. Qui plus est, son père a été soldat dans l’Armée rouge en 1941, au moment de la Grande Guerre Patriotique dont Staline fait l’intrigue principale du récit national soviétique. Sa mère a survécu aux 872 jours du siège de Léningrad durant la guerre. Comme de nombreux jeunes Soviétiques, Poutine a grandi dans la mémoire d’une famille qui a été contemporaine de la “Grande Guerre Patriotique”[2] . Plus étonnant encore, son grand-père a été cuisinier pour la famille du Tsar, les Romanov, puis pour Lénine et ensuite Staline. Et Poutine a déjà fait part de son admiration pour ce grand-père, petite main dans les coulisses du pouvoir tentaculaire soviétique. Ce genre d’anecdotes, d’histoires de famille ne suffisent évidemment pas à façonner un individu mais participent tout de même à la construction de représentations subjectives chez celui-ci.
Et pour façonner un homme, l’appareil soviétique détenait la recette. Très tôt, à 16 ans, Vladimir Poutine veut déjà faire partie de l’appareil de l’URSS, il tente d’entrer au KGB mais il échoue. Après des études de droit, il parvient à intégrer le KGB comme officier opérationnel dans le service du contre-espionnage local. Après quelques années de formation dans les méandres des services secrets russes, Poutine est envoyé à Dresde, en République Démocratique d’Allemagne, officiellement comme employé consulaire, en fait pour recruter des espions en tant que commandant des services secrets russes. Mais, Poutine n’est pas un James Bond soviétique. Son travail touche davantage à l’administration, à l’information et à la bureaucratie plutôt qu'aux sauts en parachute et aux poings américains. Mais peut-être que ce contact régulier avec la bureaucratie de l’URSS a joué un rôle dans son goût et sa capacité à maintenir un système politique compressé, cadenassé, replié vers un centre de décision inébranlable - lui en l’occurrence.
Ces quelques éléments biographiques nous permettent d’observer que Vladimir Poutine est le fruit de la période soviétique, personnellement de par son histoire familiale, professionnellement de par sa carrière[3] , avant d’entrer en politique. Mais, Poutine n’est pas une exception. Plusieurs générations actuelles de Russes sont issues de la période soviétique et ont vécu la transition de la Russie communiste bureaucratique à la Russie “libre” et “libérale”. Or, il n’y a pas une URSS homogène et linéaire dans son histoire. C’est ce qui rend difficile la réception de l’héritage de l’Union Soviétique chez les populations et chez le pouvoir politique. Quelle URSS retenir ? Quelle URSS dissimuler ? Quelle URSS idéaliser ? Quand un héritage historique et politique est si ancré dans le temps long (de 1922 à 1991), incarné par des personnages si différents[4] (de Staline à Gorbatchev), marqué par des façons de gouverner si variées[5] (de la Terreur Rouge à la Perestroïka), si ponctué [6] de crises diverses et variées (une Guerre mondiale n’a pas les mêmes conséquences sur une société qu’une crise diplomatique internationale comme celle des missiles en 1962), il devient difficile d’accepter, d’absorber cet héritage dans toute sa complexité. Un héritage si polymorphe est alors encore plus vulnérable face à la réécriture, à la nostalgie, à l’instrumentalisation politique : ces trois phénomènes sont avant tout des processus menés par des acteurs (politiques, citoyens, fonctionnaires …) dont les façons d’accueillir cet héritage diffèrent.
La mémoire de l’URSS, outil [7] dans les mains du pouvoir russe
On peut se demander si la mémoire de l’URSS prend les mêmes formes chez la population russe et chez le pouvoir politique russe. D’ailleurs, si nous écoutons les spécialistes, nous remarquons que leurs réponses ne seront pas les mêmes selon s’ils traitent de la mémoire de l’URSS dans la population (le terme de “nostalgie” est alors plus employé que celui de “mémoire”) ou des liens entre le passé soviétique et le pouvoir actuel (dans ce cas, l’idée d’une “instrumentalisation” ou, du moins, d’un usage politique de la mémoire est alors prédominante).
D’abord, il faut savoir que la “mémoire” est une notion propre à la discipline de l’Histoire. Dans ce cas, elle se veut neutre et ne vise pas des fins politiques. Il est difficile voire erroné de parler de “mémoire” quand celle-ci est faite ou, du moins, récupérée par des acteurs politiques. La “mémoire” en politique n’est pas neutre, on pourrait même dire que la mémoire cesse d’être mémoire. Robin TERRASSE estime ainsi que “La mémoire historique est un enjeu d’influence”. Pour Terrasse, la mémoire n'échappe pas à la volonté des Etats ou, plus exactement, des acteurs de l’Etat, ce dernier n’ayant pas de volonté que par l’intermédiaire de ses acteurs. L’écriture et la façon dont est racontée l’Histoire sont essentielles pour bâtir des actions politiques. Dès lors, la mémoire n’est plus ce qui est, mais ce que les acteurs politiques en font. On parle ainsi, dans ce cas, plus d'idéologie mémorielle que de mémoire.
Vladimir Poutine appuie une partie de sa politique sur l’idéologie mémorielle de l’URSS. D’abord sa politique intérieure, dans la façon dont il semble concentrer le pouvoir, faisant mine d’assurer une certaine continuité de gouvernance avec la période soviétique. Nous allons revenir sur cette idée. Puis, dans sa politique extérieure, dans la façon d’entretenir et d’envisager les relations de la Russie avec l’Occident, notamment les Etats-Unis et, plus récemment, dans la rhétorique officielle du Kremlin à propos de la guerre menée en Ukraine. Ainsi, dans la rhétorique politique de Poutine, le rideau de fer semble ne jamais être tombé et le Troisième Reich ne semble s’être jamais totalement écroulé, par ces références répétées à la lutte contre le “nazisme” en Ukraine. Cette première analyse nous montre que la politique de Poutine récupère à la fois des éléments historiques (références à l'Histoire soviétique) et des éléments politiques (manières de gouverner) issus du passé de l’URSS. Mais une limite peut être posée à cette analyse: l’idéologie mémorielle de l’URSS est ici l’objet de discours dont le but, comme tout discours, est de légitimer l’action de celui qui les énonce. Il serait donc plus intéressant d’analyser l’instrumentalisation de l’héritage soviétique dans la pratique du pouvoir par Poutine et non uniquement dans la rhétorique. Dès lors, il semble notamment pertinent de distinguer héritage politique et héritage historique.
Dans la politique du chef du Kremlin, l’héritage politique de l’Union Soviétique transparaît surtout dans sa façon de gouverner, c’est-à-dire de ramener tout le pouvoir vers un seul centre décisionnel. L’héritage politique soviétique passe par une continuité dans l’organisation de l’Etat entre l’URSS et la Fédération de Russie. Pour le sociologue Lev GUDKOV, des points communs de structure sont notables entre l’URSS et la Russie, notamment par “un parti unique contrôlé par l’appareil d’État, une très forte pression du système policier, un strict contrôle des médias, une mainmise de l’État sur l’économie…”. Toutefois, si Poutine s’appuie sur ces structures et cherche à les maintenir en vie, il n’en est pas le bâtisseur. L’URSS est bien le moule structurel étatique sur lequel s’est bâtie la Fédération de Russie. Poutine se borne à faire perdurer les structures étatiques héritées de l’URSS.
Mais Gudkov souligne que le fondement idéologique de l’Etat est, en revanche, bien différent. Poutine a remplacé l’idéologie communiste par l’idéologie nationaliste. Même si ces deux idéologies sont distinctes, on peut encore nuancer la conclusion selon laquelle il n’existerait pas d’héritage politique ou plutôt idéologique de l’URSS dans la politique de type nationaliste actuelle du Kremlin. Un bref coup d'œil à l’histoire de l’Union Soviétique permet de mettre en avant l’existence d’un nationalisme soviétique, surtout sous Staline. La “Grande Guerre Patriotique” en réponse à l’opération Barbarossa du Troisième Reich en juin 1941 est souvent désignée comme le tournant vers un nationalisme de type soviétique. Le nationalisme a toujours constitué un fondement idéologique essentiel, un outil idéologique sur lequel les Tsars s’appuyaient déjà. Dans les premières années de l’URSS, certains observateurs ont pensé que, parce qu’elle regroupait des territoires, des peuples et des ethnies diverses, l’Union Soviétique représentait le sacrifice des rêves nationalistes russes. D’ailleurs, Lénine et Trotsky prônaient l’internationalisation de la Révolution, son expansion à l’échelle mondiale. Très vite, Staline, une fois au pouvoir, décide que la Révolution de 1917 doit s’arrêter aux frontières de l’Union. Commence alors ce qui a été nommé a posteriori le “nationalisme soviétique”. L’Etat centralisé diffuse les thèses nationalistes, sous la forme d’une adhésion inconditionnelle à l’Union Soviétique et à la révolution, dans la “culture prolétarienne”, comme dans les films épiques historiques de Sergueï Eisenstein et Vsevolod Poudovkine ou les romans patriotiques de Sergueï Sergueïev-Tsensky et les poèmes d'Ilya Ehrenbourg. Le nationalisme prend alors une forme particulière à l’URSS: le communisme et l’Etat se confondent, être nationaliste c’est donc à la fois adhérer au communisme et à l’Etat, considérés comme une seule entité. En 1941, Staline fait modifier l’hymne national russe en abandonnant le chant de l’Internationale communiste pour un hymne plus national et moins idéologique, toujours dans une logique de guerre. Fait étonnant, cet hymne est repris en 2001, un an après l’arrivée de Poutine au pouvoir comme Président en plein exercice et non plus par intérim.
L’idée d’un nationalisme soviétique qui serait idéologiquement différent de celui de l’actuelle Russie peut nous amener à nuancer le constat selon lequel il existerait un héritage idéologique direct tiré de la période soviétique dans la politique de Poutine. Cependant, le maître du Kremlin n’hésite pas à célébrer en grande pompe la “Grande Guerre patriotique”, point d’orgue du nationalisme soviétique. Mais, en même temps, Poutine cherche à appuyer sa politique nationaliste sur l’Eglise orthodoxe, qui avait été rejetée par l’URSS et qui ne constituait donc pas un élément fondateur du nationalisme soviétique mais de celui des Tsars. On le voit donc, le nationalisme de Poutine entretient lui-même une relation complexe, éclectique avec le passé soviétique: Poutine s’appuie à la fois sur des piliers du nationalisme impérial et sur des éléments du nationalisme soviétique. En ce sens, le nationalisme russe contemporain cherche à absorber l’ensemble des héritages politiques et idéologiques, issues de la période impériale, de l’influence religieuse comme du modèle soviétique. Ainsi, l'idéologie officielle du XXIè siècle opère une synthèse entre l'identité religieuse orthodoxe, la fierté impériale russe et l'héritage de l’URSS. Par exemple, dans l’espace public russe, l'aigle bicéphale impérial, la croix orthodoxe et les symboles soviétiques (étoiles rouges, statues de Lénine…) cohabitent. Autre exemple, sur les ornements des uniformes militaires comme sur les drapeaux des forces armées de la fédération de Russie, on trouve à la fois l'aigle bicéphale impérial coiffé de la couronne des Tsars et l'étoile soviétique issue du symbolisme communiste. Donc, d’un point de vue idéologique, l’URSS demeure, dans une certaine mesure, une source d’inspiration idéologique sans en être l’unique. Anastasia MITROFANOVA met parfaitement en avant l’idée d’un héritage complexe du nationalisme en Russie. Pour elle, il n’existe pas un nationalisme mais des nationalismes russes, notamment aujourd’hui ce qu’elle distingue comme “nationalisme classique”, d’inspiration impériale et né à la fin du XIXème siècle et “nouveau nationalisme” aux traits fascisants. “La naissance du nouveau nationalisme, celui-ci d’inspiration ethnique, a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale sous l’influence du national-socialisme germanique” écrit-elle, montrant la pluralité des nationalismes en Russie aujourd’hui.
Le discours du marionnettiste
La rhétorique du chef du Kremlin s’avère particulièrement subtile quand il s’agit d’évoquer le passé soviétique. Malgré l’ouverture du pays et [8] une politique économique libérale mise en place, Poutine continue de faire régulièrement référence à la période communiste. Ses pratiques discursives s’appuient à la fois sur la dénonciation de l’héritage soviétique et sur la mise en avant d’une période dorée pour la Russie. Il faut comprendre que Poutine n’est, en fait, pas nostalgique de l'idéologie soviétique mais de la puissance russe sur la scène mondiale. Finalement, les références à un passé glorieux de l’URSS dans les discours de Poutine n’auraient pour unique but que celui d’asseoir son pouvoir et de maintenir l’adhésion des populations à un régime non plus d'idéologie communiste mais d'idéologie nationaliste, reposant sur l’exaltation de la grandeur russe dont les racines seraient à trouver dans la grandeur soviétique.[9] Dès lors, les discours sur le passé soviétique deviennent des outils politiques effectifs car orientés vers la finalité de la stabilité du régime.
Pour Poutine, ce n’est pas la chute de l’URSS en tant qu’idéologie qui est une “catastrophe”5 mais la fin d’une hégémonie quand, en 1991, l’URSS fait la révérence aux Etats-Unis et donc à l’Occident. Pour l’historien du communisme Stéphane COURTOIS, « il devait redresser un grand pays qui s’est effondré. Il veut reconstituer une espèce de fierté russe ». Une thèse qui est reprise par Jean RADVANYI, codirecteur du CREE (Centre de recherches Europes-Eurasie) à l'INALCO pour qui « Poutine, en essayant de stabiliser la Russie d’aujourd’hui qui n’est plus l’URSS, utilise des instruments divers : le sport, l’olympisme, la nature, la religion et l’histoire. ». Selon le géopolitologue, ce ne sont donc pas des choix idéologiques : « Il veut glaner dans toutes les périodes de la Russie ce qui lui paraît de nature à consolider la société russe. Il prend des choses dans le régime tsariste et dans le soviétique, y compris dans la période stalinienne » observe Jean Radvanyi. Il souligne aussi la réelle rupture qui existe avec l’URSS, une rupture à la fois économique et politique : « Les Russes peuvent voyager dans le monde sans visa de sortie, il y a vraiment des choses qui ont changé. Ce n’est plus un pays socialiste planifié, c’est autre chose. ».
Finalement, l’URSS et son héritage ne seraient qu’un élément de communication, une rhétorique dont le but est de développer l’ethos et le pathos du discours. Emmanuelle DANBLON note que, dans les pratiques discursives, “l'ethos [est ce] grâce à quoi l'orateur inspirera la confiance, et le pathos, [ce] qui devra placer l'auditoire dans de bonnes dispositions émotionnelles”. Les références à l’URSS dans ses discours permettent donc à Poutine, d’une part de montrer qu’il se pose en homme fort de la Russie et en gardien d’une tradition politique axée sur la stabilité d’un régime (ethos) et, d’autre part, de susciter des souvenirs, des émotions chez son auditoire (pathos).
La politique mémorielle n’est pas du seul fait de Poutine. Après Staline, les dirigeants qui se succèdent à la tête de l’URSS reprennent déjà des mythes forgés sous la période stalinienne. Par exemple, la victoire sur l’Allemagne nazie, connue en Russie sous le nom de Grande Guerre Patriotique, a permis de forger le mythe d’une résistance russe héroïque inégalée dans l’histoire, un mythe dont s’est servi Brejnev pour masquer la dépréciation de l’idéal communiste et du Parti. Sous Poutine, ce mythe se pérennise, devenant un des piliers officiels de la cohésion nationale et de l’idéologie nationaliste qui sous-tend le régime.
Un pouvoir politique qui s’appuie sur les sentiments de la société russe
Vladimir Poutine n’est pas les Russes. Le Kremlin n’est pas les Russes. Dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, il est toujours important de rappeler qu’on ne peut pas faire d’amalgame. Nous savons que la participation politique de la population en Russie est largement dévoyée. Toutefois, Poutine utilise les références au passé soviétique parce qu’il n’ignore pas le sentiment de nostalgie qui vit encore dans la société russe. Toute la question est de savoir de quelle nostalgie il est question, quel contenu donner à cette nostalgie. Là encore, les historiens et spécialistes soulignent la complexité du débat. En effet, nous l’avons expliqué quelques paragraphes plus haut, l’héritage de l’URSS veut à la fois tout dire sans rien signifier. Quel héritage les Russes retiennent-ils de l'URSS ? [10] Une idéologie ? Une organisation étatique ?
D’après un sondage réalisé en 2021 par l’institut Levada, environ 66% des Russes se déclarent nostalgiques de l’URSS. Dans un article du 25 décembre 2021, le journal Euronews présentait le témoignage de Vladimir Krilov, seulement âgé d’un an à la chute de l’URSS. Étudiant, il s'est intéressé à l'idéologie communiste et a décidé d'intégrer le Parti. D’après lui, la fin de l’Union Soviétique est une grande perte : "Un État stable, qui fonctionnait bien, s'est effondré. C'était un très grand pays avec un énorme potentiel, de vastes ressources. C'est une très grande perte." Mais pour Led GUDKOV, la nostalgie des Russes est avant tout une réaction au présent, bien plus qu’un attachement véritable à un ancien modèle. D’après lui, les Russes “ expriment davantage un sentiment de mécontentement par rapport à la situation actuelle. Un mécontentement actuel qui pousse les Russes à se dire que “c’était mieux avant”, au point d’idéaliser le passé et d’en oublier la faim, la répression, le déficit”. Qui plus est, chez les Russes, la nostalgie de l'Union soviétique s'explique par le sentiment de ne plus appartenir à une grande puissance et à un système économique unifié. Un sentiment de déclassement national et international qui, finalement, rejoint la “nostalgie” de Poutine à l’égard du passé soviétique. Ainsi, cette impression de grandeur perdue et d’unité disparue est renforcée par l’Etat russe qui cherche à conforter un sentiment déjà présent dans la population. Une nostalgie qui s’auto-nourrit, en somme. "Toute la politique du pays aujourd'hui vise à glorifier le passé, le passé de l'Union soviétique, dans lequel nous étions forts, puissants, nous étions sur un pied d'égalité avec les autres grandes puissances, et nous pouvions dicter notre position. Ce message est diffusé par les médias qui dominent dans notre pays", note Vyacheslav BAKHMIN, co-président du groupe Helsinki de Moscou. Et Galina POLONSKAYA, correspondante d'euronews à Moscou, ajoute que "Plusieurs anciennes Républiques de l'URSS se sont radicalement éloignées du modèle soviétique, les symboles de ce passé étant interdits. Ce n'est pas le cas en Russie où les autorités affirment que l'ère soviétique fait partie de l'histoire de la Russie et qu'elle ne doit pas être effacée."
Le rapport qu’entretiennent et les Russes et le pouvoir politique avec la mémoire de l’URSS peut être difficilement compréhensible si nous nous bornons à un point de vue purement occidentalo-centré[11] . On en vient à se demander comment, après des années de totalitarisme, la mémoire soviétique peut encore imprégner la société russe jusqu’au sommet du pouvoir, versant souvent dans l'idéalisation et la nostalgie. La chute du bloc soviétique aurait dû sonner l’heure de la libération, une fois pour toute, faisant de l’URSS un inoffensif et pâle fantôme du passé. Mais, il ne faut pas oublier qu’un homme comme GORBATCHEV qui a tenté de libéraliser politiquement et économiquement le pays est très mal perçu par l’opinion publique russe. En Occident, pourtant, Gorbatchev est considéré comme le dirigeant soviétique le plus louable. Il est alors indéniable que notre lecture occidentalo-centrée des histoires politiques nous poussent au jugement de valeurs quand nous ne comprenons pas pourquoi les Russes parlent encore de l’URSS, l’idéalisent, la regrettent.
En effet, comme nous l’avons expliqué, il ne faut pas oublier que l’URSS est née sur un espoir, celui de la révolution et celui d'une société nouvelle (la société communiste). Elle a bénéficié d’une puissance indéniable en s'imposant comme l’un des seuls opposants crédibles au niveau militaire et économique face au Reich[12] puis aux Etats-Unis et, il faut le souligner, que de nombreux Russes n’ont vu ou n’ont voulu voir que certaines politiques mises en place par le pouvoir (par exemple la politique du “logement social” ou logement d’Etat, d’après Natalia GRAVE). Au fil du temps, les souvenirs “négatifs” sont remplacés par ceux “positifs” de l’URSS dans un contexte de réaction à des souffrances économiques, sociales et un sentiment de déclassement sur la scène internationale[13] . Contexte propice à la construction sociale de ces souvenirs, comme nous l’avons montré. A cela s’ajoute l’absence[14] de culture démocratique. Le tsarisme, l’Union Sovétique et la Fédération de Russie présentent effectivement un certaine continuité dans la pratique du pouvoir, une pratique non-démocratique.
Dès lors, le rapport ambigu du Kremlin, de Poutine et de la société russe avec la mémoire soviétique ne paraît plus totalement irrationnel mais s’explique presque, par des facteurs historiques mais aussi socio-économiques et par une culture[15] politique spécifique (notamment par l’absence de culture démocratique). Or, ces facteurs demeurent nécessaires pour comprendre et analyser les marges de manœuvre du pouvoir russe et l’évolution de la société russe[16], encore plus dans le contexte de la guerre en Ukraine que nous connaissons malheureusement aujourd'hui.
Clémence Delhaye
étudiante en 2ème année à Sciences Po Lille
Notes
1 “Poutine, le Staline d’aujourd’hui ?”, Le Point, 14 mars 2022
2 “Poutine, l’héritier de l’URSS ?”, Public Sénat, février 2018
3 “URSS: Poutine ressuscite l’URSS”, Le Parisien, 5 avril 2014
4 Discours du président Vladimir Poutine, en septembre 2022, à l’occasion de l’annexion de quatre territoires de l’Ukraine à la Russie
5 La chute de l’URSS est la “plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Après tout, qu'est-ce que l'effondrement de l'Union soviétique ? C'est l'effondrement de la Russie historique sous le nom d'Union soviétique", d’après un discours de Poutine prononcé devant les deux Chambres de l’Assemblée fédérale réunie au Kremlin en 2055
Sources
COUMEL Laurent, GUICHARD Benjamin et SPERLING Walter. « Mémoires, nostalgie et usages sociaux du passé dans la Russie contemporaine », Le Mouvement Social, vol. 260, no. 3, 2017, pp. 3-15.
DANBLON Emmanuelle. « Quels mots pour convaincre ? », Sciences Humaines, vol. 246, no. 3, 2013, pp. 13-13.
GRAVE Natalia, “Le logement social en Russie : aujourd’hui et demain ?”, L'Énigme russe, Collection Histoire et Civilisation, Presses universitaires du Septentrion, 2019, pp.173-188
MITROFANOV, Anastasia. « Le nouveau nationalisme en Russie », Hérodote, vol. 144, no. 1, 2012, pp. 141-153.
TERRASSE Robin, “La mémoire historique est un enjeu d’influence”, Revue Conflits, 2 octobre 2019
Sitographie
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