Comprendre le référendum en Nouvelle-Calédonie [1/3]
- laurademeulenaere
- 6 déc. 2021
- 19 min de lecture
La longue marche vers l’indépendance : une brève histoire de la Nouvelle-Calédonie

©DR
Le 12 décembre prochain, pour la troisième et dernière fois, le peuple néo-calédonien a rendez-vous avec son histoire. Peu importe le résultat, le référendum d’auto-détermination de décembre marquera la fin du processus d’autonomisation et de rééquilibrage des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa débuté il y a près de trente ans dans le sillage de la tragédie d’Ouvéa. Le complexe épilogue d’un chapitre essentiel de l’histoire troublée de cette France du bout du monde.
Si les deux consultations précédentes se sont soldées par une victoire du camp du NON, l’écart de voix avec l’indépendance réduit d’années en années, de 56,7% en 2018 à 53,3% en 2020. Pourtant, cette tendance importe peu au regard du contexte actuel de l’organisation de la consultation du 2021, marquée par l’arrivée de la crise sanitaire dans l’archipel en septembre. Avec un déconfinement à la mi-novembre, la campagne référendaire s’est vu écourtée au point où le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) après avoir demandé son report, appelle désormais au boycott du référendum.
La Nouvelle-Calédonie est indéniablement un sujet sensible, une sorte d’ultime moment de la longue et complexe histoire coloniale de la France. Néanmoins, à cette lutte du peuple Kanak pour son indépendance qui peut ressembler – à tort ! – à tant d’autres décolonisations, s’ajoute aujourd’hui un environnement géostratégique Pacifique profondément changé. Si des études ont montré que les considérations stratégiques influent peu sur la décision de vote des calédoniens, ces dernières sont essentielles pour comprendre quel impact aurait pour Paris une indépendance calédonienne, l’archipel étant au cœur de la stratégie de la France dans l’Indopacifique.
Etudier et comprendre la Nouvelle-Calédonie n’est pas une mince affaire. Relativement peu d’ouvrages ont été écrits sur le sujet, et à moins d’une semaine du référendum, la Nouvelle-Calédonie est relativement absente de la plupart des médias, occupés par le début de la campagne présidentielle et la reprise épidémique en Europe. Pour pallier cela, Taishan essaiera de vous donner toutes les clés nécessaires pour comprendre l’histoire et les enjeux du référendum du 12 décembre à travers une série de trois articles sur la Nouvelle-Calédonie.
Comprendre pleinement la cause indépendantiste et les raisons qui nous mènent au référendum de dimanche prochain implique d’abord un nécessaire retour sur l’histoire complexe du territoire, de l’arrivée des Français en 1853 aux accords de Nouméa en 1998. Ainsi, dans ce premier opus, on abordera l’histoire parfois méconnue de ce territoire unique.
L’arrivée des Français et la colonisation de la Nouvelle-Calédonie (1853 – 1946)
La Nouvelle Calédonie est « découverte » le 4 septembre 1774 par l’explorateur anglais James Cook. L’archipel, situé entre le Vanuatu et la côte est de l’Australie, est constitué d’une grande île principale, la « Grande Terre », et de petites îles, dont les trois plus grandes, situées au nord-est de l’archipel, forment les « Îles Loyauté ».
L’archipel est pris au nom de la France de Napoléon III par le contre-amiral Febvrier-Despointes le 24 septembre 1853 avec le double objectif d’établir une colonie pénitentiaire et de concurrencer la présence anglaise dans l’Océan Pacifique. Entre 1864 et 1924, près de 21 000 personnes seront déportées sur l’archipel, principalement des communards et des résistants indigènes des autres colonies françaises. Très vite, cette augmentation de la population européenne va causer des tensions avec la population autochtone de l’archipel, les Kanaks.
Peuplant l’archipel depuis près de 3000 ans, les Kanaks sont un peuple mélanésien à organisation tribale, caractérisés par une identité culturelle et coutumière propre, fortement liée à leur relation à la terre et la nature. On estime aujourd’hui qu’environ 50 000 Kanaks peuplaient l’archipel à l’arrivée des Français en 1853. Afin de protéger les colons des révoltes et permettre le développement de la colonie pénitentiaire, la France place les autochtones Kanaks sous le régime de l’indigénat en 1887, les privant de leur liberté et droits politiques, similairement à ce qu’il s’est produit dans le reste de l’Empire Colonial français. Mais contrairement aux autres colonies, un phénomène plus singulier a lieu en Nouvelle-Calédonie : la stricte séparation des autochtones et des européens par la mise en place d’un système de « réserves », expropriant et déplaçant les populations Kanak vers le nord de la Grande Terre et les îles Loyauté. On observe encore aujourd’hui les traces de ces « politiques indigènes » dans la ségrégation ethno-spatiale de la population néo-calédonienne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Nouvelle-Calédonie rejoint le combat du côté de la France Libre en envoyant 300 volontaires au Bataillon du Pacifique. C’est sur les champs de bataille de Tunisie et d’Italie que Kanaks et Caldoches – les calédoniens d’origine européenne – feront la première expérience de l’égalité. Sur le Caillou, la population générale fait également l’expérience de la modernité et de l’émancipation par l’occupation des troupes américaines : de 1942 à 1945, 18 000 G.I. seront stationnés sur l’archipel pour servir de base arrière à la campagne contre les Japonais, amenant avec eux l’idéalisme démocratique du modèle américain, une première fracture de l’ordre colonial français. Le souvenir de la présence américaine reste d’ailleurs source de nostalgie en Nouvelle-Calédonie, l’époque étant vue comme une première expérience de l’émancipation et de l’égalité sociale entre Kanaks et Caldoches.
Le boom du nickel et les premiers balbutiements du mouvement indépendantiste (1946-1979)
Il faudra attendre 1946 pour la fin du régime de l’indigénat, aboli selon les principes de la conférence de Brazzaville. Les Kanaks deviennent citoyens français, mais sont soumis à un statut de droit particulier. Le corps électoral Kanak est par exemple restreint aux chefs tribaux, anciens combattants, fonctionnaires et prêtres jusqu’en 1957. Par ailleurs, l’idée d’un double collège électoral, comme en Algérie, est considérée par la droite avant d’être abandonnée en septembre 1952 au profit d’un corps électoral mixte sur décision de l’exécutif de Paris. Malgré ces débuts complexes, les années 1950 voient néanmoins la naissance des grandes formations politiques de l’archipel, notamment l’Union Calédonienne (UC) du député Maurice Lenormand, qui remportera les élections de septembre 1953 sur un programme unissant Caldoches et Kanaks, par le biais d’un projet de modernisation de l’archipel. Neuf des quinze élus de l’UC qui entreront au Conseil Général en 1953 sont Kanaks.
Jusqu’à sa défaite aux élections de 1972, l’UC va régner sur l’archipel en prônant une politique de modernisation : c’est l’époque des « grands travaux » en termes d’urbanisation, d’infrastructures, d’éducation, de santé et d’agriculture. Ce chantier est rendu possible par le développement économique formidable offert par l’exploitation du nickel, dont la Nouvelle Calédonie possède entre 20 et 30% des réserves mondiales. Entre 1950 et 1955, les exportations de nickel de l’archipel sont multipliées par 10, triplant les recettes budgétaires du territoire. La filière va exploser dans les années 60 face à la demande américaine animée par la guerre du Vietnam, propulsant en 1968 la Nouvelle-Calédonie à la troisième place du podium des producteurs mondiaux de nickel, après l’URSS et le Canada. Le « boom du nickel » va néanmoins attirer l’attention de la métropole qui voit d’un mauvais œil les opportunités d’autonomie qu’offre la filière nickel à l’archipel, surtout dans le contexte du début des essais nucléaires en Polynésie. L’exploitation du précieux minerai sera donc retirée aux autorités locales par la loi Billotte de 1969. Paris va par la suite encourager une politique d’émigration métropolitaine massive vers la Nouvelle-Calédonie pour soutenir la croissance de la filière, qui verra plus de 15 000 Français débarquer sur l’archipel. Une politique assumée par le gouvernement : dans une lettre de juillet 1972, signée de la main de Pierre Messmer (Premier ministre de Pompidou) et adressée à son secrétaire d’Etat aux DOM-TOM, le programme d’émigration métropolitaine vers la Calédonie, « en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés » devrait permettre d’éviter le « danger » que représente la « revendication nationaliste des populations autochtones ».
Cet afflux de Français de la métropole, déséquilibrant la fragile organisation sociale de la Calédonie, combinée à l’arrivée des idéalismes anticoloniaux et anti-impérialistes de mai 1968 sur l’archipel, va causer le début de la dislocation de l’UC, qui perd la majorité à l’Assemblée Territoriale en septembre 1972. La fin des Trente Glorieuses est marquée en Calédonie par l’effondrement du cours du nickel, causé par la chute du dollar et l’émergence de nouveaux concurrents asiatiques comme l’Indonésie et les Philippines. C’est dans ce contexte de crise économique que vont se cristalliser les premières volontés indépendantistes du territoire, avec en 1975 la création du Front Uni de Libération Kanak (FULK) par des kanaks de l’aile gauche de l’UC, et du Parti de Libération Kanak (PALIKA) par la fusion des « Foulards Rouges » et du « Groupe 1878 », des groupes d’étudiants kanaks indépendantistes. L’UC prendra elle aussi la voie de l’indépendance au Congrès de Bourail en mai 1977, qui affirmera le caractère Kanak du parti et l’affirmation de l’objectif de l’indépendance. C’est la fin du slogan « Deux couleurs, un seul peuple », et l’entrée à la tête de l’UC de leaders pro-indépendantistes comme Jean-Marie Tjibaou, l’organisateur du festival Melanesia 2000 de 1975 qui donna un second souffle à la culture Kanak, tombée en désuétude dans la frénétique modernisation de l’archipel.
Tous ces mouvements, UC comprise, seront absorbés dans la création du Front Indépendantiste en 1979, qui deviendra le FLNKS en 1983. Face à l’organisation du camp indépendantiste, Jacques Lafleur fédérera les partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France par la création, le 17 avril 1977, du Rassemblement pour la Calédonie, qui sera renommé Rassemblement Pour la Calédonie dans la République (RPCR) l’année suivante en l’affiliant au RPR de Jacques Chirac. Lafleur sera par ailleurs élu député de la Nouvelle-Calédonie à l’Assemblée Nationale, poste qu’il occupera jusqu’en 2007.
L’entente impossible dans une société en division, vers la catastrophe (1979 – 1984)
L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 change la donne en Nouvelle-Calédonie, le PS et le PCF s’étant engagés auprès du Front Indépendantiste à pousser la cause de l’autodétermination de l’archipel en cas de victoire. A cet égard, l’élection présidentielle de 1981 peut être même considérée comme une sorte de proto-référendum, le choix de Mitterrand ou de Giscard étant alors largement perçu comme une voix pour ou contre l’indépendance. Si 65% du corps électoral néo-calédonien (où les Kanaks représentent 40% des électeurs) vote Giscard, c’est néanmoins Mitterrand qui l’emporte au niveau national.
La fin des années 70 et le début des années 1980 en Nouvelle-Calédonie est caractérisé par un climat de violence et une division croissante de la société, rendant le dialogue difficile entre Kanaks et Caldoches. De nombreux Calédoniens seront tués dans des assassinats racistes ou politiques plus ou moins ciblés, qui vont envenimer les rapports entre les deux populations. Le secrétaire général de l’UC, Pierre Declercq, sera notamment assassiné le 19 septembre 1981, devenant l’une des premières grandes figures de martyr de la lutte Kanak.
La question foncière devient également un enjeu majeur de la contestation du peuple Kanak, qui dénonce le vol de ses terres ancestrales par le colon français. Si l’Etat tente en 1978 de rééquilibrer un peu la situation en rachetant 40 000 hectares de terres pour les redistribuer aux tribus Kanak, l’effort est jugé insuffisant. On assiste à la naissance des occupations de terres, un phénomène contestataire Kanak par lequel des tribus reviennent, sans autorisation, s’installer sur ce qu’ils considèrent être leurs terres ancestrales, causant de fortes tensions avec les exploitants agricoles européens. Ce mouvement, qui connaîtra son apogée en 1982-1983, pose une question fondamentale de droit, qui laisse entrevoir la double-lecture juridique opposant droit français et coutume kanak qu’on retrouvera dans l’Accord de Nouméa : appartient-on à la terre, ou la possédons nous ?
Dans ce contexte de violences et d’actions militantes, les centristes autonomistes de la Fédération pour une Nouvelle Société Calédonienne (FNSC) renversent la majorité loyaliste à l’Assemblée Territoriale en juin 1982 en s’alliant avec le Front Indépendantiste, propulsant Jean Marie Tjibaou à la tête du Conseil de Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Premier gouvernement indépendantiste de l’histoire du territoire, le gouvernement Tjibaou restera au pouvoir deux ans, pendant lesquels seront notamment mis en place des outils de conservation de la culture kanak, l’impôt sur le revenu et les commissions minières. Néanmoins, la spirale de la violence continue en Nouvelle-Calédonie, et l’année 1983 est marquée par la multiplication d’actions violentes comme une embuscade de gendarmes par des indépendantistes kanaks en janvier 1983 qui fait deux morts, du côté des forces de l’ordre.
Face à la situation politique instable de l’archipel, l’Etat tente d’intervenir par l’intermédiaire du nouveau Secrétaire d’Etat aux Outre-Mer, Georges Lemoine, qui accuse les indépendantistes de violences lors d’une visite à Nouméa en mai 1983. A Paris, on craint un scénario à l’algérienne, où les caldoches finiraient par être forcés de quitter la Calédonie par la valise ou le cercueil. En juillet 1983, après des manifestations croisées d’indépendantistes et de loyalistes à Nouméa qui tournèrent à l’affrontement, le gouvernement décide de réunir à Paris les leaders indépendantistes et loyalistes afin de négocier une solution à la crise. Une déclaration y est signée, reconnaissant le droit des Kanaks à l’autodétermination, promettant un statut d’autonomie évolutif à l’archipel par l’organisation d’un référendum sur la question de l’indépendance.
Deux points néanmoins feront de cette tentative de retour au calme un fiasco : d’une part, le redécoupage de l’archipel en six provinces correspondant au découpage coutumier kanak du territoire est inacceptable pour les loyalistes du RPCR ; d’autre part, les indépendantistes se voient refuser la limitation du corps électoral lors du futur référendum. La question est pourtant fondamentale pour les indépendantistes qui considèrent que la décision de l’indépendance ou du maintien du territoire au sein de la République ne doit être prise par tous les Calédoniens, mais bien par le peuple originel Kanak devenu minoritaire sur sa propre terre. C’est notamment la problématique du corps électoral référendaire, qui sera au cœur des négociations des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, qui va mener au boycott des élections territoriales de 1984 et au début de la lutte armée du FLNKS. Fin 1983, la proposition du Statut Lemoine fait donc l’unanimité contre elle à l’Assemblée Territoriale, mais passera en force à l’Assemblée Nationale.
Entrée en vigueur le 6 septembre, cette « solution de Paris » sera définitivement rejetée par les indépendantistes lors de la transformation du Front Indépendantiste (FI) en Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) le 24 septembre 1984. Le nouveau FLNKS, présidé par Tjibaou, prône une lutte active pour l’indépendance, et appelle au boycott des élections territoriales de novembre 1984. Ce boycott « actif », marqué par la violence, ouvrira en Nouvelle-Calédonie une période de violence politique intense, une quasi-guerre civile, voire ethnique, qu’on désigne encore aujourd’hui comme « les Evènements ».
Les « Evènements » et la tragédie d’Ouvéa (1984 – 1988)
Le 18 novembre 1984, jour de la première élection territoriale du nouveau statut Lemoine, le boycott « actif » du FLNKS se traduit par des actions violentes visant à empêcher le bon déroulement du scrutin. Des mairies sont incendiées à Ouvéa et Sarraméa, des barrages routiers sont érigés un peu partout sur le territoire, et à Canala, Eloi Machoro, le secrétaire général de l’UC, fracasse l’urne à coups de hache, un moment immortalisé dans une photo devenue symbole de l’entrée en lutte du FLNKS. Le camp loyaliste dénonce une atteinte inacceptable à la démocratie, désormais jugée « coloniale » par les indépendantistes. Avec le refus des indépendantistes de participer, le RPCR reprend le pouvoir à l’assemblée territoriale avec 70% des voix exprimées dans une élection marquée par un taux d’abstention de près de 45%.
Chassés du pouvoir par une élection qu’ils jugent illégitime, le FLNKS de Tjibaou va créer le 1er décembre 1984 le Gouvernement Provisoire de la République Socialiste de Kanaky, véritable exécutif parallèle clandestin ayant autorité sur les zones contrôlées par le FLNKS. On y retrouve à sa tête Jean-Marie Tjibaou, épaulé par quatre ministres, issus des grandes formations politiques indépendantistes. Eloi Machoro y est nommé Ministre de la Sécurité, en charge de la conduite des actions sur le terrain, et s’illustrera comme une sorte de figure de « Che Guevara » Kanak. Trois autres grandes figures du mouvement indépendantiste, André Gopéa, Yeiwéné Yeiwéné et Yann Céléné Uregeï y siègeront. Ce dernier est également une figure d’importance, Uregeï ayant, en tant que Ministre des Relations Extérieures, mené la campagne d’internationalisation de la cause indépendantiste Kanak en cherchant le soutien d’Etats étrangers, notamment la Libye de Kadhafi. C’est par son action que l’Assemblée Générale de l’ONU votera le 2 décembre 1986 la résolution 41/41A affirmant « le droit inaliénable du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination et à l’indépendance » et inscrivant l'archipel sur la liste des territoires non autonomes selon l'ONU, liste sur laquelle elle figure toujours.
Avec le passage à la clandestinité, le FLNKS s’engage dans une campagne d’actions militantes violentes, marquées par des assassinats croisés entre indépendantistes et loyalistes sur ce territoire où 60 000 armes sont en circulation pour une population de 140 000 habitants. Le FLNKS organise des occupations de gendarmeries et de villages, notamment à Thio, que Eloi Machoro et ses troupes tiendront pendant trois semaines. Un véritable siège dans ce bastion loyaliste de la côte Est de la Province Sud, qui fera un mort du côté européen. Face à une situation rendant la cohabitation entre communautés impossible, l’Etat organise à partir du 5 décembre 1984 des évacuations en hélicoptères des populations loyalistes vers Nouméa : en quatre ans, le conflit entrainera le déplacement de 1200 réfugiés vers la capitale calédonienne. Par ailleurs, la violence s’invite aussi au sein du camp loyaliste : le même jour, un convoi du FLNKS est pris en embuscade par des militants anti-indépendance, faisant dix morts chez les Kanaks, dont le frère de Jean-Marie Tjibaou. La situation dégénère rapidement sur l’archipel : la soirée du 31 décembre 1984 sera marquée par les premiers attentats à la bombe du FLNKS, il y en aura quinze au total.
Le 12 janvier 1985, débordé par l’évolution de la situation, le Haut-Commissariat de la République déclare l’état d’urgence, triplant la présence policière sur le territoire par l’arrivée de gendarmes mobiles venus de métropole. Le même jour, après avoir refusé de mettre fin à l’occupation d’une maison d’européens à La Foa, Eloi Machoro est abattu par un tireur de précision du GIGN. Un évènement tragique dont les raisons ne font toujours pas consensus en Nouvelle-Calédonie, certains indépendantistes dénonçant encore un assassinat politique de celui devenu lui aussi un des grands martyrs de Kanaky.
Dans une tentative d’apaiser les tensions, le nouveau ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie, Edgard Pisani, propose la voie de « l’indépendance-association », s’engageant auprès des indépendantistes sur la tenue d’un référendum d’autodétermination avant le 31 décembre 1987. Si le plan séduit les indépendantistes, qui acceptent de se rendre à la table des négociations, le problème de la limitation du corps électoral subsiste : le FLNKS refusera de participer tant que les Kanaks ne seront pas les seuls appelés à décider, une demande complètement irréaliste pour Paris. La violence continue sur le territoire : les festivités du 8 mai 1985 sont marquées par des manifestations croisées des indépendantistes et des loyalistes à Nouméa qui tournent rapidement au règlement de comptes, faisant un mort et une centaine de blessés. On commence en métropole à parler des « Evènements » en Nouvelle-Calédonie,
Pisani ne verra pas la couleur de son référendum. En mars 1986, la gauche perd les élections législatives propulsant la coalition RPR-UDF menée par Jacques Chirac au gouvernement, ouvrant la première cohabitation de la Vème République. Le nouveau Premier ministre, souhaitant faire ses preuves en vue de l’élection présidentielle de 1988, va faire de la question calédonienne un enjeu national. Un nouveau statut est passé pour la Nouvelle-Calédonie et Jacques Chirac se rend à Nouméa le 29 août 1986 dans une tentative d’apaiser les tensions en vue du référendum d’autodétermination prévu pour septembre 1987. Il y annonce notamment la limitation du corps électoral aux citoyens résidant depuis plus de trois ans sur le territoire, ce qui est jugé insuffisant par les indépendantistes, la majorité de l’immigration métropolitaine en Calédonie ayant eu lieu avec le boom du nickel une décennie auparavant.
Le 13 septembre 1987, le premier référendum d’autodétermination de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie est un échec. A cause du boycott des indépendantistes, le non l’emporte à 98% avec un taux d’abstention de 41%. Prenant en compte ce rejet de l’indépendance, le gouvernement français va décréter un nouveau statut pour l’archipel, le Statut Pons II, du nom du ministre des Outre-Mer. Ce statut ayant pour objectif d’institutionnaliser le maintien de la Calédonie dans la France, il retire au pouvoir local de nombreuses compétences comme la gestion du système pénitentiaire, l’enseignement public et abroge le mécanisme de transferts de compétences prévu par le Statut Lemoine de 1984. Cette perte d’autonomie, mêlée aux déclarations sévères du ministre des Outre-Mer Bernard Pons et à la décision de la Justice d’acquitter les trois membres de l’embuscade qui avait fait dix morts chez les Kanaks en 1984, va lancer la deuxième insurrection du FLNKS en mars-avril 1988.
Le boycott « actif », comme en 1984, est décidé pour les élections régionales calédoniennes et le premier tour de la présidentielle ayant tous deux lieu le même jour, le 24 avril 1988. Dans un nouveau cycle de violences, on va retrouver les mêmes méthodes d’occupation, de violences et d’incendies. Une de ces actions, la tentative d’occupation de la gendarmerie de Fayaoué à Ouvéa, l’une des trois Îles Loyautés, va cependant tourner au drame lorsque quatre gendarmes seront assassinés dans la panique de l’assaut des indépendantistes le 22 avril 1988. Ce qui devait être une simple occupation de gendarmerie tourne à la prise d’otage : 27 gendarmes sont retenus sur l’île par un groupe armé d’indépendantistes Kanak. Un premier groupe de 11 otages est libéré trois jours plus tard, mais les 15 gendarmes restants seront amenés dans une grotte au nord de l’île.
L’évènement, présenté en métropole par le gouvernement comme un acte de sauvagerie indépendantiste, va pousser l’Etat à agir drastiquement, à moins de deux jours du premier tour de la présidentielle. Ouvéa est déclarée zone militaire, et 650 soldats d’unités d’élite de l’armée française sont envoyés sur l’île qui est désormais coupée du monde et interdite aux journalistes. Après une tentative de négociation perturbée par la rivalité entre Matignon et l’Elysée dans l’entre-deux-tours de la présidentielle, la décision est prise de lancer un assaut militaire sur la grotte des indépendantistes, au matin du 5 mai 1988. L’opération VICTOR fera 21 morts, dont 19 du côté du FLNKS.
La tragédie d’Ouvéa reste un évènement encore controversé jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs questionnements entourent le caractère légal de la conduite des militaires. A la tribu de Gossanah, qui sert de camp de base à l’armée française, plusieurs témoins, Kanaks comme militaires, rapportent des interrogatoires « musclés » et des détentions arbitraires. De même, les conditions de la mort de certains indépendantistes pendant l’opération VICTOR sont discutées, certains témoins du FLNKS rapportant des exécutions sommaires une fois l’assaut fini. A la suite d’une commission d’enquête, le ministre de la Défense Chevènement du nouveau gouvernement Rocard déclarera « qu’aucun élément ne fait apparaître qu'il y a eu des exécutions sommaires » bien qu’il y ait eu des « actes contraires au devoir militaire ». Dans une interview au micro de France-Culture en 2008, Michel Rocard révélera pourtant en effet que deux militaires ont achevé des prisonniers kanaks blessés « à coup de bottes ».
Le pari de l’intelligence et la quête d’un destin commun (1988 – 1998)
Le drame d’Ouvéa est un point de rupture dans l’histoire calédonienne. L’ampleur de la tragédie changea l’approche du gouvernement, qui envoya dès le 20 mai 1988 une délégation d’écoute menée par Christophe Blanc. Grâce à leur action de liaison entre le RPCR et le FLNKS, tous deux choqués par les évènements d’Ouvéa, Tjibaou et Lafleur se retrouvent le 15 juin 1988 à la table des négociations à l’hôtel de Matignon à Paris.
Sous l’autorité de Michel Rocard, ces négociations aboutirent le 26 juin 1988 aux Accords de Matignon, symbolisés par la poignée de main historique entre Lafleur et Tjibaou. Reconnaissant la légitimité des combats de chacun, indépendantistes comme loyalistes, l’accord de Matignon propose un programme de rééquilibrage territorial et économique entre Kanaks et Caldoches, dans l’objectif d’ancrer l’archipel dans un processus de paix renouvelée. Ils seront complétés par les Accords de la rue Oudinot (d’où l’appellation générale « Accords de Matignon-Oudinot) à la mi-août. Oudinot rajoute à l’accord de Matignon la création des trois provinces calédoniennes (Nord, Sud et Iles Loyautés), l’amnistie générale des prisonniers politiques Kanaks de la période des Evènements, et la restriction du corps électoral calédonien aux citoyens pouvant justifier une présence continue de plus de 10 ans sur le territoire. Enfin, les accords de Matignon-Oudinot prévoient la tenue d’un référendum sur l’autodétermination du territoire pour 1998, laissant dix ans aux deux camps pour organiser une campagne démocratique sans violence.
Si le RPCR de Lafleur accepte rapidement l’accord, conditionnant néanmoins son respect au maintien de la paix sur l’archipel, Jean-Marie Tjibaou peine au départ à faire passer le processus de paix auprès du FLNKS au lendemain de la crise d’Ouvéa. Par une campagne politique ingénieuse durant laquelle il va faire le tour du pays pour convaincre le FLNKS de renoncer à l’action violente, Tjibaou proposera à ses camarades de lutte de faire le « pari de l’intelligence » : la négociation comme seule alternative à continuer de s’entretuer. C’est donc par l’acceptation des Accords de Matignon-Oudinot et au principe de négociation avec le RPCR et l’Etat que le FLNKS tourne la page de la violence, mettant fin à quatre années de quasi-guerre civile qui auront fait 78 morts et plus de 200 blessés.
Les accords restent à être validés par référendum, ce qui sera fait le 6 novembre 1988. Au niveau national, 80% des suffrages exprimés les approuvent et en Nouvelle-Calédonie, bien que le score du OUI n’atteigne que 57%, indépendantistes comme loyalistes se rendent aux urnes ensemble pour la première fois depuis le début des Evènements. Il demeure cependant une minorité encore ancrée dans le paradigme violent de l’affrontement entre communautés, notamment au sein de certains indépendantistes qui considèrent le « pari de l’intelligence » de Tjibaou comme une trahison vis-à-vis du sacrifice enduré par le peuple Kanak pendant les Evènements. Le 4 mai 1989, alors qu’ils participaient à une commémoration du drame d’Ouvéa, Jean-Marie Tjibaou et son bras droit Yéiwené Yéiwené sont assassinés par un militant FLNKS radical d’Ouvéa. Leurs obsèques prendront une dimension nationale. Entre la figure du chef de guerre, mais surtout celle de l’homme de paix, Tjibaou demeure l’incarnation de la complexe histoire de Kanaky, mais aussi l’ambassadeur de la culture coutumière Kanak, qu’il aura aidé à remettre au goût du jour. Aujourd’hui, le centre de l’agence de développement de la culture Kanak porte son nom.
Après ce début mouvementé, les années qui suivent les accords sont cependant un réel moment d’espoir pour la Nouvelle-Calédonie. La politique de rééquilibrage mise en place par le gouvernement porte ses fruits : les trois quarts des investissements économiques en Nouvelle-Calédonie sont destinés à la Province Nord et aux Îles Loyautés, provinces à majorité Kanak. L’exploitation de la filière minière dans le Nord est transférée à la Province, et se voit subventionnée par des investissements massifs de la métropole pour relancer l’économie. De même manière, une vague de grands travaux infrastructurels va désenclaver les municipalités et tribus de la Province Nord, améliorant la connexion entre la côte ouest et la côte est de la Grande Terre. Des centaines de jeunes Kanaks vont intégrer le processus de formation des « 400 cadres », envoyés tous frais payés dans les grandes écoles parisiennes pour former une élite administrative Kanak. En 1990, c’est plus de 190 milliards de francs qui sont investis par l’Etat pour le développement de la Nouvelle-Calédonie.
En 1991, face à ce renouveau d’espoir, Jacques Lafleur lance l’idée d’une solution consensuelle avec les indépendantistes pour éviter le référendum en 1998. Le RPCR propose en fait de repousser l’échéance pour laisser le temps à la politique de rééquilibrage de porter ses fruits, tout en assurant que le référendum puisse avoir lieu dans de bonnes conditions, une fois la mémoire apaisée. Le FLNKS est d’accord et rejoint le projet, ouvrant un nouveau cycle de discussions en 1995 sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, qui aboutira, le 5 mai 1998, à la signature des Accords de Nouméa. Dans ce nouvel accord de paix s’exprime la recherche d’un destin commun, unissant Kanaks et Caldoches dans la voie de l’autonomie du territoire. C’est la création du gouvernement collégial de la Nouvelle-Calédonie et du transfert de nombreuses compétences de l’Etat vers l’autorité locale. On y assure surtout, ce qui sera confirmé par l’amendement des Articles 76 et 77 de la Constitution de la Vème République, l’irréversibilité du processus de transferts de compétences, assurant au territoire le maintien de son autonomie. Enfin, l’Accord de Nouméa repousse le référendum vingt ans plus loin, prévoyant l’organisation en cas d’échec d’une deuxième, puis d’une troisième consultation sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté. L’accord de Nouméa sera adopté par référendum, avec un réel consensus en Calédonie, traduit par une victoire locale du OUI à 72% des suffrages.
C’est dans le cadre de cet accord fondamental, née d’une histoire troublée et d’un processus de décolonisation unique au monde, que s’inscrit le référendum de dimanche prochain. Il semblait nécessaire, avant de traiter du référendum en lui-même, de revenir sur les raisons qui nous y amènent. La complexité de l’Histoire calédonienne peut rendre l’exercice assez difficile, mais on aura ici essayé de faire au mieux en tentant de garder un regard neutre. Mais si le sujet vous intéresse, on ne vous encouragera jamais assez à faire vos propres recherches. Dans le prochain article, nous discuterons plus en détail du contexte d’organisation de la consultation du 12 décembre et des raisons du boycott indépendantiste.
Théo Vibert, étudiant à Sciences Po Lille en Master SIGR (Stratégie, Intelligence économique et Gestion des Risques)
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