Comprendre le référendum en Nouvelle-Calédonie [2/3]
- laurademeulenaere
- 8 déc. 2021
- 9 min de lecture
Un référendum illégitime ?

Le 12 décembre prochain, pour la troisième et dernière fois, le peuple néo-calédonien a rendez-vous avec son histoire. Peu importe son résultat, le référendum d’auto-détermination de décembre marquera la fin du processus d’autonomisation et de rééquilibrage des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa débuté il y a près de trente ans dans le sillage de la tragédie d’Ouvéa. Le complexe épilogue d’un chapitre essentiel de l’histoire troublée de cette France du bout du monde.
Si les deux consultations précédentes se sont soldées par une victoire du camp du NON, l’écart de voix avec l’indépendance réduit d’années en années, de 56,7% en 2018 à 53,3% en 2020. Pourtant, cette tendance importe peu au regard du contexte actuel de l’organisation de la consultation du 2021, marqué par l’arrivée de la crise sanitaire dans l’archipel en septembre. Avec un déconfinement à la mi-novembre, la campagne référendaire s’est vu écourtée au point où le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) après avoir demandé son report, appelle désormais au boycott du référendum.
La Nouvelle-Calédonie est indéniablement un sujet sensible, une sorte d’ultime moment de la longue et complexe histoire coloniale de la France. Néanmoins, à cette lutte du peuple Kanak pour son indépendance qui peut ressembler – à tort ! – à tant d’autres décolonisations, s’ajoute aujourd’hui un environnement géostratégique Pacifique profondément changé. Si des études ont montré que les considérations stratégiques influent peu la décision de vote des calédoniens, ces dernières sont essentielles pour comprendre quel impact aurait pour Paris une indépendance calédonienne, l’archipel étant au cœur de la stratégie de la France dans l’Indopacifique.
Etudier et comprendre la Nouvelle-Calédonie n’est pas une mince affaire. Relativement peu d’ouvrages ont été écrits sur le sujet, et à moins d’une semaine du référendum, la Nouvelle-Calédonie est relativement absente de la plupart des médias, occupés par le début de la campagne présidentielle et la reprise épidémique en Europe. Pour pallier cela, Taishan essaiera de vous donner toutes les clés nécessaires pour comprendre l’histoire et les enjeux du référendum du 12 décembre à travers une série d’articles sur la Nouvelle-Calédonie.
Dans ce deuxième article, après nous être intéressés à l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et les raisons qui ont mené au référendum de dimanche, nous nous pencherons sur le contexte difficile de son organisation. En effet, les indépendantistes ayant appelé au boycott de la consultation du 12 décembre, le résultat de dimanche risque probablement d’être, sauf surprise majeure, le maintien du territoire dans la République. Alors, quelles sont les raisons de ce boycott ? Que prévoit l’accord de Nouméa en cas de NON ? Quelle légitimité aurait un tel résultat ?
Une progression du « OUI » aux deux consultations précédentes
Dimanche se tiendra donc le troisième référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Avant même de rentrer dans le détail du sujet, on peut d’abord répondre à une question qui est souvent posée, et qui est loin d’être anodine. Pourquoi faire trois référendums, surtout si le peuple calédonien s’est déjà prononcé deux fois en faveur du NON ? La réponse se trouve en fait dans l’Accord de Nouméa de 1998, qui prévoit la possibilité, en cas d’échec au premier référendum, l’organisation d’une seconde, puis d’une troisième et ultime consultation. C’est donc simplement par la négociation entre le FLNKS, le RPCR et l’Etat qu’a été prise la décision de donner « trois chances » à l’indépendance.
La première consultation sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté est organisée le 4 novembre 2018, à l’échéance de la période de vingt ans décrétée dans l’Accord de Nouméa afin de laisser le temps aux réformes de rééquilibrage de porter leurs fruits. Ce premier référendum se solde par une victoire du NON à 56,67%, mais est marqué par une très forte participation : 81,01% des électeurs concernés se rendent aux urnes. « Concernés », car on rappelle en effet qu’en Nouvelle-Calédonie, pour assurer la légitimité du scrutin au regard des équilibres de population entre calédoniens Kanaks et européens, tous les citoyens ne sont pas appelés à voter. Il existe en fait sur l’archipel, en plus de la liste générale donnant le droit de vote à tout citoyen français majeur résidant en Nouvelle-Calédonie pour les élections nationales, deux listes électorales spécifiques au territoire. L’une concerne les élections des membres des assemblées provinciales et du congrès, et octroie le droit de vote aux personnes installées avant 1998 sur le territoire et leur descendance. L’autre, la liste électorale spéciale consultation (LESC), réserve le droit de vote aux référendums sur l’indépendance à celles et ceux pouvant prouver avoir « le centre de leurs intérêts matériels et moraux » en Nouvelle-Calédonie. Selon les critères de l’article 218 de la loi organique du 19 mars 1999, sont donc concernés les natifs et les citoyens pouvant justifier d’une résidence continue d’au moins 20 ans sur le territoire avant 2014, début de la dernière mandature de l’Accord de Nouméa. Près de 36 000 personnes, majoritairement des Européens arrivés après 1994 sur l’archipel, étaient donc exclus du scrutin, soit à peu près 17% des électeurs de la liste électorale générale. Le FLNKS, qui dans les années 1980 plaçait la question de la limitation du scrutin au cœur de ses revendications, estimait en 2018 que près de 63% des électeurs inscrits sur la LESC étaient Kanaks. Une estimation à nuancer pour certains experts comme le Dr. Pierre-Christophe Pantz, spécialiste de la question électorale calédonienne, mais qui démontre la légitimité que reconnaissent désormais les indépendantistes au scrutin.
Alors que les loyalistes espéraient une victoire écrasante afin de contraindre les indépendantistes à abandonner l’idée d’un deuxième référendum, cette première consultation va en réalité conforter le camp du OUI. Les résultats montrent en effet une forte mobilisation des Kanaks en faveur de l’indépendance et une certaine efficacité de la campagne référendaire unie des deux branches du FLNKS, l’UC et l’UNI, ouvrant la possibilité d’une progression de l’opinion pro-indépendantiste avant le prochain référendum prévu pour 2020. La tendance sera en effet confirmée lors de la deuxième consultation sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, le 4 octobre 2020, qui débouche sur une seconde victoire du NON, qui obtient cette fois-ci 53,26% des voix, avec une participation encore plus forte qu’en 2018 : 85,69% des inscrits de la LESC prennent part au référendum. Cette progression du OUI, qui réduit la marge avec le NON à une dizaine de milliers d’électeurs, marque cependant la polarisation croissante de la société calédonienne sur la question de l’indépendance, qui s’illustre également par une forte disparité ethno-spatiale du vote : les cartes de répartition du vote OUI et des régions à majorité Kanak se superposent presque parfaitement. La dynamique électorale indépendantiste permettra néanmoins au FLNKS de faire voter l’organisation d’une troisième consultation au Congrès.
Au terme de négociations entre les trois parties de l’Accord de Nouméa à Paris fin mai 2021, le gouvernement français, considérant que « l’intérêt général commandait de faire cette consultation référendaire le plus rapidement possible » annonce le 2 juin la tenue du troisième référendum pour le 12 décembre 2021. Initialement prévu pour fin 2022, avancer la date du référendum a le double avantage de pouvoir commencer à travailler plus tôt sur le nouveau statut institutionnel de « l’après Accord de Nouméa » mais également d’éviter que la question calédonienne ne perturbe l’élection présidentielle. Si le choix du 12 décembre convient aux loyalistes pressés de mettre derrière eux le processus de Nouméa, elle ne convainc néanmoins pas les indépendantistes, qui dès l’annonce du gouvernement, font savoir leurs hésitations quant à cette accélération du calendrier.
La Nouvelle-Calédonie face à la crise sanitaire : la question du report
La pandémie de Covid-19 va néanmoins fortement impacter l’organisation du troisième référendum. Les premiers cas seront détectés sur le territoire le 18 mars 2020, déclenchant comme en métropole la mise en place d’un confinement strict le 24 mars. Profitant de son statut insulaire la Nouvelle-Calédonie réussira dans un premier temps, à l’image d’autres Etats comme la Nouvelle-Zélande, à instaurer une stratégie de « zéro covid » couronnée de succès : le 7 mai 2020, quatre jours avant le déconfinement en France métropole, le dernier patient hospitalisé est guéri. Cette bulle sanitaire permettra notamment le déroulement quasi-ordinaire de la deuxième consultation référendaire en octobre 2020.
Néanmoins, une nouvelle vague touche la Nouvelle-Calédonie à partir du 6 septembre 2021 avec la détection de trois cas de variant Delta, déclenchant la mise en place d’un second confinement strict sur l’archipel, qui sera remplacé le 10 octobre par un confinement aménagé qui dure encore, bien que progressivement allégé. A cause d’un faible taux de vaccination (environ 30% de schéma vaccinal complet en septembre 2021) et d’un système de santé peu adapté à ce genre de tension hospitalière, la deuxième vague va être assez meurtrière en Nouvelle-Calédonie, faisant 279 victimes en trois mois sur une population de 270 000 personnes. Si la situation épidémique va être globalement maîtrisée début novembre, notamment grâce à la mise en place de l’obligation vaccinale, du pass sanitaire et l’envoi de personnel médical de la métropole, la pandémie de Covid-19 s’est alors déjà invitée dans la question de l’organisation du référendum.
Deux facteurs liés à la pandémie vont alors mener à la demande indépendantiste d’un report du référendum du 12 décembre. Le premier est d’ordre coutumier : dans la tradition Kanak, le deuil est un processus s’inscrivant dans le temps long, réunissant beaucoup de monde et d’énergie. En l’honneur des victimes de la pandémie, dont une grande part est issue de la communauté Kanak, le Sénat Coutumier décrète le 9 octobre un deuil kanak d’une durée d’un an, se positionnant donc en faveur d’un report du référendum. Comme expliqué dans une tribune d’un collectif de spécialistes de l’histoire et de la société calédonienne parue dans Le Monde le 23 novembre, les responsables kanaks demandent en fait « le temps d’enterrer leurs morts comme il convient », avant de se consacrer pleinement à ce référendum décisif. Le deuxième facteur est lui d’ordre politique : il apparaît aux yeux des indépendantistes, au vu de la fin tardive du confinement strict à la mi-octobre et du maintien encore à ce jour de certaines restrictions sanitaires, que la campagne référendaire s’est vue trop écourtée et impactée pour que la consultation puisse avoir lieu le 12 décembre. A cet argument, le camp du NON réplique cependant qu’après deux référendums marqués par une très forte participation, la population est jugée suffisamment informée des enjeux de la consultation pour pouvoir voter en âme et conscience le 12 décembre, et ce malgré l’impact de la situation sanitaire sur la campagne.
Le gouvernement tranchera la question à la suite de la visite du ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu : le 12 novembre, le Haut-Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie confirme le maintien de la date du 12 décembre 2021 malgré les protestations répétées du camp indépendantiste. Cette décision, va pousser le FLNKS à appeler au boycott du troisième référendum pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Pour le Parti de Libération Kanak (PALIKA), membre du FLNKS, la décision de l’Etat s’apparente même à « une véritable déclaration de guerre contre le peuple kanak et les citoyens progressistes du pays ».
Un résultat illégitime sans le FLNKS ?
Si la consigne de boycott des indépendantistes est donc respectée ce dimanche, il est probable d’assister à une victoire écrasante du NON. Cependant, la question de la légitimité d’un tel scrutin se pose : comment mener à bien la décolonisation du territoire sans les premiers concernés ? La question est d’autant plus importante que le référendum de dimanche est censé mettre fin au processus de l’Accord de Nouméa, qui prévoit en cas d’échec de la troisième consultation une « réunion des partenaires politiques pour examiner la situation ainsi créée », en vue d’imaginer un nouveau statut pour le territoire, qui devra lui aussi être validé par référendum en 2023. Il est aujourd’hui difficile d’imaginer le FLNKS prendre part à de telles négociations alors qu’il juge illégitime le référendum de dimanche. Les indépendantistes ont par ailleurs déjà annoncé leur volonté de saisir l’ONU sur la question, et sont attendus jeudi à New York.
L’Etat regrette la décision des indépendantistes, mais continue d’assurer la légitimité de la consultation du 12 décembre. Ce mardi, le Conseil d’Etat a rejeté une ultime demande de report du référendum, réaffirmant la possibilité, au regard de la situation sanitaire, du bon déroulement du scrutin. Pas question de faire marche arrière : l’Etat a de toutes manières fini les derniers préparatifs pour dimanche. Une commission de contrôle de 270 délégués, dirigée par le conseiller d’Etat Francis Lamy, est arrivée sur le territoire le mois dernier pour veiller à l’organisation et au bon déroulement du scrutin, rejoint cette semaine par une délégation de quinze experts de l’ONU qui assureront une surveillance indépendante de l’évènement, l’ONU considérant encore la Nouvelle-Calédonie comme un territoire non-autonome. Pour assurer la sécurité du référendum, 2000 gendarmes et policiers ont également été déployés sur le territoire depuis la métropole.
Le sujet est évidemment complexe : il est vrai que d’une part la situation unique de la Nouvelle-Calédonie, dans l’attente d’un épilogue à son complexe et long processus de décolonisation depuis près de trente ans, encourage l’Etat à agir vite dans l’intérêt du territoire. Tourner la page de l’Accord de Nouméa permettrait de mettre fin à l’incertitude qui règne en Nouvelle-Calédonie et de commencer à construire au plus vite un nouveau statut institutionnel pour l’archipel, la recherche d’un « destin commun » pour tous les Calédoniens. Mais d’autre part, la colère du peuple Kanak elle aussi est légitime : si la France s’est engagée au lendemain de la tragédie d’Ouvéa à accompagner la Nouvelle-Calédonie dans la voie de la décolonisation, aujourd’hui l’entêtement de l’Etat à maintenir le référendum de dimanche rappelle pourtant le référendum Pons de 1987 et les heures les plus sombres de l’histoire calédonienne. Il est trop tôt pour savoir comment la situation évoluera, mais une chose est aujourd’hui certaine : le retour des tensions dans l’archipel serait une réelle catastrophe pour les Calédoniens comme pour la France, et marquerait la mort tragique d’un processus de décolonisation unique au monde, à la fois démocratique et pacifique.
Alors, quel avenir pour la Nouvelle-Calédonie ? Il faudra probablement attendre les résultats de la consultation de dimanche pour commencer à esquisser une réponse à cette question, mais au regard de l’impasse actuelle, ce sont surtout par les mois de négociations qui suivront le référendum que l’on arrivera peut-être enfin à percer le voile d’incertitude qui entoure le futur de l’archipel depuis bien trop longtemps.
Théo Vibert, étudiant à Sciences Po Lille en Master SIGR (Stratégie, Intelligence économique et Gestion des Risques)
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