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Comprendre le référendum en Nouvelle-Calédonie [3/3]

  • laurademeulenaere
  • 15 déc. 2021
  • 11 min de lecture

Un référendum dans un contexte géostratégique mouvant



Le 12 décembre prochain, pour la troisième et dernière fois, le peuple néo-calédonien a rendez-vous avec son Histoire. Peu importe son résultat, le référendum d’auto-détermination de décembre marquera la fin du processus d’autonomisation et de rééquilibrage des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, débuté il y a près de trente ans dans le sillage de la tragédie d’Ouvéa. Le complexe épilogue d’un chapitre essentiel de l’histoire troublée de cette France du bout du monde.


Si les deux consultations précédentes se sont soldées par une victoire du camp du NON, l’écart de voix avec l’indépendance réduit d’années en années, de 56,7% en 2018 à 53,3% en 2020. Pourtant, cette tendance importe peu au regard du contexte actuel de l’organisation de la consultation du 2021, marqué par l’arrivée de la crise sanitaire dans l’archipel en septembre. Avec un déconfinement à la mi-novembre, la campagne référendaire s’est vu écourtée au point où le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) après avoir demandé son report, appelle désormais au boycott du référendum.


La Nouvelle-Calédonie est indéniablement un sujet sensible, une sorte d’ultime moment de la longue et complexe histoire coloniale de la France. Néanmoins, à cette lutte du peuple Kanak pour son indépendance qui peut ressembler – à tort ! – à tant d’autres décolonisations, s’ajoute aujourd’hui un environnement géostratégique Pacifique profondément changé. Si des études ont montré que les considérations stratégiques influent peu la décision de vote des calédoniens, ces dernières sont essentielles pour comprendre quel impact aurait pour Paris une indépendance calédonienne, l’archipel étant au cœur de la stratégie de la France dans l’Indopacifique.


Etudier et comprendre la Nouvelle-Calédonie n’est pas une mince affaire. Relativement peu d’ouvrages ont été écrits sur le sujet, et à moins d’une semaine du référendum, la Nouvelle-Calédonie est relativement absente de la plupart des médias, occupés par le début de la campagne présidentielle et la reprise épidémique en Europe. Pour pallier à cela, Taishan essaiera de vous donner toutes les clés nécessaires pour comprendre l’histoire et les enjeux du référendum du 12 décembre à travers une série d’articles sur la Nouvelle-Calédonie.


Dans ce troisième article et dernier article de cette série consacrée au référendum sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, on va s’intéresser, au-delà de l’histoire et de la politique locale du territoire, aux enjeux stratégiques qui entourent la question de l’indépendance calédonienne. Au cœur de la zone Indopacifique, à mi-chemin entre la Réunion et la Polynésie Française, l’archipel est aujourd’hui amené à jouer un rôle clé dans la stratégie de la France dans cette région marquée par le retour de la compétition entre grandes puissances. Que penser d’une potentielle indépendance calédonienne, ou d’une montée des tensions sur le territoire à la suite du référendum, au regard de l’évolution de l’environnement géostratégique dans la région ?


Un territoire au cœur de la stratégie de la France dans l’Indopacifique


La relation de la France avec le Pacifique découle d’une histoire, à l’image de celle de la Nouvelle-Calédonie, complexe et troublée. On l’aura vu dans les articles précédents, la présence de la France dans la zone découle d’abord de son histoire coloniale, avec les annexions de la Nouvelle-Calédonie en 1853 et de la Polynésie Française en 1880, mais également la gestion partagée avec les Britanniques du condominium des Nouvelles-Hébrides de 1906 à 1980 (actuel Vanuatu). Avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les relations ont également été compliquées par le programme d’essais nucléaires français du Centre d’Expérimentation du Pacifique en Polynésie à partir de 1966, menant notamment à une saisie de la Cour Internationale de Justice à l’encontre de la France par l’Australie en 1973, et au fiasco de l’affaire du Rainbow Warrior en 1985. Deux affaires dans lesquelles la France s’en sortira relativement indemne au regard du droit international, poursuivant librement ses essais au prix cependant de relations envenimées avec ces deux puissances régionales. La Nouvelle-Zélande en particulier, n’aura jamais réellement pardonné le sabordage du bateau amiral de Greenpeace sur son territoire par la DGSE, qu’elle dénonce encore comme un acte de terrorisme d’Etat de la part du gouvernement français. Entre 1966 et 1996, 193 tirs nucléaires seront réalisés à Mururoa et Fangataufa sans qu’aucune vraie mesure de protection ne soit prise pour limiter la contamination radioactive de l’Océan Pacifique et de ses populations.


Face à la complexité et la distance à la métropole qui caractérisent l’espace Pacifique, la France a donc longtemps maintenu une présence en demi-teinte dans la région, se concentrant plutôt, depuis la perte de l’Indochine, sur ses zones d’intérêt stratégique traditionnelles que sont l’Afrique et le Moyen-Orient. Pourtant, ces dernières années, le retour au premier plan du théâtre asiatique sur la scène internationale avec la montée en puissance de la Chine populaire, qui pose aujourd’hui le risque de voir émerger une hégémonie chinoise sur l’Asie-Pacifique, a poussé la France, à l’instar du « pivot américain » de 2011, à réinvestir cet espace stratégique. Ce « retour » français dans le Pacifique, cristallisé par l’annonce de la nouvelle stratégie de la France dans l’Indopacifique par Emmanuel Macron à Sydney en 2018 et le discours de la Ministre des Armées Florence Parly au Shangri-La Dialogue à Singapour en 2019, place la réaffirmation de l’importance des départements et collectivités d’outre-mer au premier plan de l’engagement militaire, diplomatique et environnemental de la France dans l’Indopacifique. Ensembles, les départements de la Réunion et de Mayotte, les collectivités de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, le territoire de Wallis et Futuna et les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) forment un ensemble territorial vaste fort d’une population de 1,65 millions d’habitants, qui assure à la France la plus grande zone économique exclusive (ZEE) au monde. Seule puissance de l’UE activement présente dans la zone, la France y entretient également une présence militaire importante, 7000 soldats y étant engagés dans des moyens militaires permanents prépositionnés (FAZSOI à la Réunion, FANC en Nouvelle-Calédonie et FAPF en Polynésie française).


La Nouvelle-Calédonie, de par son positionnement géographique au cœur de l’espace indopacifique, joue un rôle clé dans cette stratégie. Un peu moins de 2000 soldats y sont déployés au sein des Forces Armées Nouvelle-Calédonie (FANC), assurant la souveraineté du territoire, la protection de sa ZEE et participant à des exercices militaires conjoints avec nos alliés dans la zone. Mais au-delà d’une simple présence militaire, la Nouvelle-Calédonie permet à la France, notamment de par le caractère unique de sa double organisation institutionnelle, d’accéder aux sphères de coopération régionale du Pacifique. La Communauté du Pacifique, une organisation internationale ayant pour but de favoriser la coopération entre les Etats océaniens dans les domaines de l’économie, de la santé publique et de l’environnement notamment, est par exemple basée à Nouméa. Membre fondateur en 1947, la France y conserve encore le statut de membre à part entière, au même titre que les gouvernements de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, là où les Britanniques et les Pays-Bas se sont retirés depuis la décolonisation de leurs anciennes possessions pacifiques. C’est notamment auprès de la Communauté du Pacifique que s’organise une grande part de la coopération diplomatique régionale de la France avec les pays de l’Océanie.


Au-delà donc des conséquences « directes » d’une indépendance du territoire que représenteraient la perte de ZEE et de la filière calédonienne du nickel, on peut imaginer des scénarios menant à une réduction de l’influence française dans l’Indopacifique. Il est impossible de dire aujourd’hui avec certitude qu’une Nouvelle-Calédonie indépendante accepterait le maintien de la France dans la Communauté du Pacifique (bien qu’elle y trouverait encore une légitimité par la Polynésie française) ou qu’elle accepte la présence de soldats français sur son territoire, un peu dans l’esprit de ce qui a été négocié après l’indépendance de Djibouti en 1977. Sur le plan stratégique, le départ des FANC de l’archipel serait indéniablement une complexe évolution à gérer : la Nouvelle-Calédonie jouant le rôle d’une sorte de relais entre les FAZSOI de la Réunion et les FAPF en Polynésie, il est difficile d’imaginer maintenir une fiction de continuité stratégique sur tout l’Indopacifique si les deux bases françaises de la région venaient se retrouver séparées par 15 000km d’océan. « Nous sommes la clé de voûte de cet axe Indo-Pacifique » déclarait Sonia Backès, présidente de la Province Sud et chef de file de la coalition anti-indépendance « Les Loyalistes » dans une tribune dans Le Monde en septembre dernier.


L’ombre de la Chine


La Nouvelle-Calédonie indépendante ne représenterait pas seulement une perte d’influence régionale pour la France, mais poserait également le risque de voir s’étendre l’influence chinoise sur l’archipel. Le récent rapport de l’IRSEM sur les opérations d’influences chinoises, publié en septembre par le Dr. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et le Dr. Paul Charon, affirme qu’il est « dans l’intérêt de Pékin d’encourager des mouvements indépendantistes, pour récupérer des parts de marché ou fragiliser de potentiels adversaires », assurant qu’une « Nouvelle-Calédonie indépendante serait de facto sous influence chinoise ».


Deux raisons expliquent l’intérêt chinois pour l’archipel. Premièrement, la Nouvelle-Calédonie pourrait être une source importante de ressources naturelles pour la Chine, notamment en nickel, dont l’archipel possèderait 25% des réserves mondiales. Mais plus important encore, un deuxième intérêt pour Pékin d’étendre son influence en Nouvelle-Calédonie serait, en usant du positionnement géographique avantageux de l’archipel, de compléter la stratégie d’anti-encerclement chinoise développée auprès des Etats mélanésiens, tout en isolant l’Australie. La Papouasie Nouvelle-Guinée, les Îles Salomon, le Vanuatu et les Fidji sont déjà tous sous influence chinoise, ayant vu leur économie noyautée par la Chine à coups de grands projets infrastructurels et de prêts. Il est tout à fait possible que la Nouvelle-Calédonie indépendante, pour pallier à la fin de l’assistance budgétaire de la métropole (qui représente encore près de 20% du PIB par an) soit dans la nécessité d’avoir recours au modèle de prêt-investissement chinois. Le Groupe Fer de Lance Mélanésien, créé en 1983, réunit les quatre Etats sous influence chinoise cités ci-dessus et le FLNKS dans une tentative de développer un espace de coopération en Mélanésie, mais avait à sa fondation l’objectif de de peser lourd dans la balance régionale et internationale en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. C’est notamment par l’action du Groupe Fer de Lance Mélanésien qu’est réinclus en 1986 la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non-autonomes de l’ONU. Le siège de cette organisation, installé au Vanuatu, est un cadeau de la République Populaire de Chine, qui participe également à son financement.


La Chine est par ailleurs déjà active en Nouvelle-Calédonie, menant une campagne relativement peu efficace de désinformation sur les réseaux sociaux au sujet du référendum. Elle y est surtout présente en réalité par le biais de l’Association de l’amitié sino-calédonienne qui lie sur place des liens entre la République Populaire de Chine et les élites politiques calédoniennes. On apprend notamment dans le rapport de l’IRSEM la proximité de la diaspora et associations chinoises avec certains élus indépendantistes : les deux derniers directeurs de cabinet de Roch Wamytan, ancien président du FLNKS et actuel président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, sont deux « éminents membres » de l’association de l’amitié sino-calédonienne, elle-même fondée et dirigée par une de ses anciennes collaboratrices, Karine Shan Sei Fan. Cette dernière avait d’ailleurs organisé la visite de l’ambassadeur de Chine en France sur le territoire en octobre 2017, un an avant le premier référendum. « Ils ont vu tout le monde, ils demandaient de quoi nous avions besoin : tourisme, aquaculture, tout ce qui était susceptible d’intéresser ils le proposaient », se remémore le député de la 2ème circonscription de Nouvelle-Calédonie, Philippe Gomès.


Il est néanmoins difficile d’imaginer l’archipel devenir réellement un « Cuba chinois » ou une « colonie chinoise » en cas d’indépendance, d’autant plus que le camp loyaliste a parfois pu exagérer l’ampleur de cette menace chinoise pour encourager le vote en faveur du maintien dans la France. Mais il est sûr, cela dit, qu’une Nouvelle-Calédonie indépendante serait extrêmement vulnérable à une influence chinoise, qui se veut de plus en plus présente dans la région. L’exemple du Vanuatu voisin, également ancienne colonie franco-britannique mélanésienne, devenu complètement dépendante économiquement de la Chine, rend peu probable le scénario d’une Nouvelle-Calédonie pleinement indépendante si elle venait à se séparer de la France.


Une importance renouvelée au lendemain de l’épisode de l’AUKUS

Enfin, ce risque d’une expansion chinoise vers le Sud-Ouest de l’Océan Pacifique pose surtout problème à l’Australie, qui voit d’un mauvais œil la légèreté avec laquelle la France traite de la question de l’indépendance calédonienne. Pour certains observateurs, comme le groupe de réflexion Mars, la question calédonienne serait peut-être même l’un des facteurs clés derrière la décision de l’Australie de rompre le partenariat stratégique avec la France et de rejoindre l’AUKUS en septembre dernier. Comme expliqué par l’ancienne diplomate australienne, Denise Fisher, chercheuse à l’Université nationale d’Australie au journal Le Monde, la Nouvelle Calédonie « enjambe nos principales routes maritimes [australiennes] et fait partie de la délicate zone tampon stratégique au nord et à l’est. » La présence de la France sur l’archipel calédonien est donc pour Canberra l’assurance du maintien de cette zone tampon avec l’influence chinoise dans le Pacifique Ouest. L’organisation donc de trois référendums d’indépendance depuis la signature du partenariat stratégique franco-australien lors de la vente des sous-marins en 2016, est difficilement acceptable pour l’Australie qui y voit, omettant les nécessaires enjeux de décolonisation à l’échelle locale, une sorte de jeu dangereux de la part de la France qui risque de voir la Chine la remplacer aux portes de l’Australie. La diplomatie française n’ayant donné apparemment aucune assurance à l’Australie quant à l’après-référendum, la question calédonienne a donc pu participer à la dégradation de la crédibilité française aux yeux des Australiens, qui ont fini le 16 septembre dernier par décider de se tourner vers les Etats-Unis.


Pourtant, l’Australie s’est peut-être tirée une balle dans le pied en rejoignant l’AUKUS. La décision australienne a globalement fragilisé l’image de la France en Nouvelle-Calédonie, et a pu nourrir le discours indépendantiste. Pour des experts australiens indépendants, cités dans Le Monde, « l’Australie souhaite que la France reste très impliquée dans le Pacifique » car une indépendance de la Calédonie pourrait coûter cher au contribuable australien, qui finance déjà les efforts de contre-ingérence de Canberra dans le Pacifique. Le gouvernement australien a par exemple déjà dû financer cette année le rachat de Digicel Pacific, le plus important fournisseur de services de téléphonie mobile et Internet du Pacifique-Sud, par le géant des télécoms australiens Telstra pour éviter qu’une entreprise d’Etat chinoise mette la main sur les infrastructures internet de la région. Il est probable d’imaginer l’Australie devoir financer des opérations similaires pour limiter l’expansion de l’influence chinoise dans une archipel néo-calédonien indépendant, qui reste après la Papouasie Nouvelle-Guinée, son voisin géographique le plus proche. La question de la continuation de la présence militaire française dans le Pacifique Ouest après une indépendance de la Calédonie, assurée aujourd’hui par les FANC, pourrait également mener à l’installation d’une base française sur la côte est de l’Australie. Un enjeu délicat pour Paris, qui se verrait obligé de faire marche arrière sur sa position vis-à-vis de l’AUKUS.


Quelle importance des enjeux géostratégiques dans un processus de décolonisation ?


Finalement, il faut rappeler que toutes ces questions géopolitiques concernent plus les cercles de réflexion de Paris, Pékin, Canberra et Washington que la population calédonienne. En 2018, à l’approche du premier référendum, un sondage réalisé par Harris Interactive montre que chez les partisans de l’indépendance, sur les dix principales raisons motivant le vote OUI évoquées par les sondés, seules deux sont d’ordre géopolitique. On retrouve en fait ces considérations plus du côté du vote NON, motivé principalement par une perception assumée de la dépendance de l’archipel vis-à-vis de la France, notamment sur les questions de sécurité. Il serait intéressant de renouveler un tel sondage dans l’environnement stratégique post-AUKUS que l’on connaît aujourd’hui pour voir l’évolution de la perception des enjeux géopolitiques dans les motivations du vote aux consultations référendaires. Néanmoins, il faut reconnaître que la population calédonienne semble rester plus concernée par les enjeux historiques et locaux qui entourent la question de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie.


Cette « légèreté » ou cette « inconsidération » que l’Australie reproche à la France sur le dossier calédonien, découlant d’un biais de perception vis-à-vis des enjeux qui se joueront dimanche, n’est finalement pas une si mauvaise chose. L’Etat a fait le choix, en concordance avec l’esprit des Accords de Nouméa, de rester en retrait du débat sur l’indépendance du territoire, limitant son intervention à une petite phrase d’Emmanuel Macron devenue célèbre, prononcée lors de sa visite à Nouméa en 2018 : « La France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie ». Si une indépendance venait à être décidée, la France serait indéniablement perdante sur de nombreux tableaux, mais il est probablement plus important d’assurer la légitimité d’un processus de décolonisation unique, démocratique et pacifique, démarré il y a trente ans dans le sillage de la tragédie d’Ouvéa. Il revient en somme, aux Calédoniens et Calédoniennes de trancher la question ce dimanche.

Théo Vibert, étudiant à Sciences Po Lille en Master SIGR (Stratégie, Intelligence économique et Gestion des Risques)

 
 
 

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