Une introduction aux relations sino-russes : Pékin, véritable allié pour Moscou ?
- laurademeulenaere
- 9 nov. 2021
- 7 min de lecture

Le 28 juin dernier, le Président de la Fédération de Russie, Vladimir V. Poutine, et son homologue chinois, Xi Jinping, célébraient ensemble le vingtième anniversaire du traité bilatéral d’amitié et de coopération. Cette rencontre fut accompagnée, du 9 au 13 août, d’exercices militaires conjoints – Zapad/Interaction 2021 – qui ont eu lieu dans le Nord-Ouest de la Chine et mobilisant plus de 13.000 soldats des deux pays.
Les relations sino-russes sont régulièrement présentées en Occident comme des relations symbiotiques : les régimes présentent des caractéristiques similaires, s’opposent à l’hégémonie américaine, remettent en cause l’ordre international actuel et font - selon le discours officiel -face aux mêmes menaces sécuritaires – séparatisme, terrorisme islamiste. Cette proximité, si elle est réelle, ne saurait pourtant cacher la faiblesse de la Russie face à son partenaire chinois, ainsi que l’hétérogénéité des intérêts des deux pays. A partir de ces deux éléments, remettons en perspective la supposée « alliance » entre Pékin et Moscou.
Des intérêts économiques et stratégiques communs
La collaboration sino-russe s’exprime premièrement sur le plan économique. Face aux sanctions économiques occidentales, suite au « rattachement » de la Crimée à la Russie et à la guerre dans le Donbass, Moscou a grandement renforcé ses liens avec Pékin. Ce mouvement de bascule vers l’Est a pour conséquence que Pékin a désormais remplacé Berlin comme premier partenaire commercial de Moscou. Parallèlement, la Chine profite des exportations russes de pétrole et de gaz naturel – grâce aux gazoducs « Force de Sibérie », « S.K.V » et « Force de Sibérie II ». Les échanges énergétiques entre les deux pays permettent à la Russie de rivaliser avec l’Arabie Saoudite comme première fournisseuse de pétrole à la Chine.
Les deux pays profitent également de leurs relations afin d’accroitre leurs échanges dans le domaine militaire. La Russie est sans conteste la première fournisseuse d’armes de la Chine : elle représente 70% des importations chinoises. Ces échanges s’accompagnent aussi de transferts de technologies au profit de la Chine, lui permettant d’accroitre la modernité de son armée et de bénéficier du savoir-faire russe. Ces échanges économiques permettent à Pékin de réduire sa dépendance aux Etats-Unis et à des routes commerciales maritimes perçues comme plus vulnérables.
Chine et Russie participent aussi activement ensemble au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Cette organisation a pour objectif l’accroissement de la coopération dans de nombreux domaines – sécurité, économie, commerce, politique, tourisme ou encore environnement – et le maintien de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionale. Si les membres de cette organisation ne sont pas aussi intégrés que les membres de la Communauté des Etats Indépendants ou ceux de l’OTAN, l’OCS crée un environnement favorable à l’approfondissement des relations sino-russes.
Face aux crises et aux déstabilisations régionales - conflit gelé au Cachemire, situation en Afghanistan, etc… - Pékin et Moscou s’inquiètent d’une potentielle résurgence des mouvements séparatistes et terroristes, notamment islamistes. Les deux pays, multiethniques et multiconfessionnels, renforcent progressivement leur contrôle sur leurs minorités ethniques et religieuses, au dépend des droits fondamentaux de ces dernières – les cas des Ouighours et des Tchétchènes sont représentatifs de cet accroissement sécuritaire. Face à ces « menaces » les services sécuritaires russes et chinois collaborent, notamment dans le domaine de la vidéosurveillance et de la reconnaissance faciale.
Cependant, la collaboration stratégique au travers de l’OCS montre ses limites avec l’extension géographique de l’organisation. L’adhésion simultanée de l’Inde et du Pakistan en 2017 a sévèrement ralenti – voire stoppé – le potentiel approfondissement de la relation stratégique sino-russe au travers de l’OCS. De plus, sur le plan sécuritaire, l’Inde et le Pakistan bloquent de nombreuses discussions à cause de leurs nombreux différents frontaliers.
La proximité sino-russe s’explique, enfin, par une convergence idéologique quant à l’état actuel de l’ordre mondial. Russes et Chinois s’accordent à dire que l’ordre mondial – traduction de l’hégémonie américaine – leur est fondamentalement défavorable et qu’il convient de le réformer. Ainsi, Moscou et Pékin agissent en faveur de l’évolution des instruments de gouvernance internationale comme l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le Fond Monétaire International (FMI) ou l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) – les deux pays s’opposent à cette dernière sur la question de l’origine du Covid-19 ou sur les questions d’homologation de leurs vaccins. Cette lutte passe aussi par la contestation de l’hégémonie du dollar au sein de l’économie mondiale.
De plus, Moscou et Pékin collaborent aussi au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU afin de s’opposer à l’hégémonie occidentale et à des pratiques perçues comme « impérialistes ». En effet, les deux capitales ont été singulièrement choquées de l’intervention militaire en Lybie en 2011 et de l’extension du mandat reçu par la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU – passant de la protection des civils de Benghazi au renversement du régime de Mouammar Kadhafi. Cet antécédant explique pourquoi Russes et Chinois s’opposent désormais constamment, au Conseil de sécurité de l’ONU, à l’instauration de sanctions ou à l’emploi de la force en Syrie par exemple.
Une relation asymétrique
Si le couple sino-russe repose sur des bases solides – coopération sécuritaire, échanges économiques, proximité idéologique – la Russie n’est pas réellement l’égale de son homologue chinois. Alors que la Chine aspire à devenir prochainement la première puissance mondiale en dépassant les Etats-Unis, la Russie, se raccroche tant bien que mal à son statut d’ancienne superpuissance.
La Russie est à la traine face à son voisin asiatique sur de nombreux domaines. Le PIB chinois, en 2020, était dix fois supérieur au PIB russe ; la Russie accuse une baisse démographique depuis les années 1990 et stagne à 145 millions d’habitants, là où la Chine vient de dépasser les 1.4 milliards d’habitants ; enfin, dans le domaine militaire, le budget chinois de la défense est quatre fois supérieur au budget russe. Le domaine de la puissance nucléaire est le seul où la Russie dispose encore d’un ascendant considérable sur la Chine – Moscou disposant de seize fois plus de têtes nucléaires que Pékin.
L'écart de puissance est particulièrement difficile à avaler pour le Kremlin. En effet, Poutine, dont l'image politique repose sur sa volonté de redonner à la Russie son statut de grande puissance, a du mal à se faire passer pour l'acolyte de Pékin. Mais la disparité entre les deux pays est flagrante et croissante. Le commerce avec la Chine représente plus de 15 % de l'ensemble du commerce extérieur de la Russie, alors que le commerce avec la Russie représente environ 1 % du commerce extérieur de la Chine.
La prépondérance de Pékin au sein du couple sino-russe a des conséquences néfastes immédiate pour la Russie. La plus dangereuse de ces conséquences est ce qui est perçu par Moscou comme une « sinisation » de son extrême orient. En effet, cette région, qui ne comprend que 20% de la population russe totale, est fortement dépendante des investissements et de la main d’œuvre chinoise pour assurer son développement. Le Kraï de Transbaïkalie a, par exemple, loué, en 2015, 300.000 hectares de terres inexploitées à la société chinoise Zoje Resources Investment pendant 49ans.
Des points de tension persistants
La rivalité sino-russe cause certaines tensions entre les deux voisins. Cette concurrence remonte, dans l’histoire contemporaine, aux années 1950. La brouille entre Mao et Khrouchtchev s'explique en partie par des différences idéologiques : Pékin voyait d’un très mauvais œil la remise en cause du stalinisme à partir du XXe congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique en 1956. Mao cherchait à mobiliser la paysannerie, alimentant la ferveur révolutionnaire et les bouleversements sociaux dans le pays et à l'étranger. Khrouchtchev, en revanche, était partisan de la modération idéologique, du socialisme industrialisé et de la stabilité politique à l'intérieur et à l'extérieur du pays.
Cette rupture entre les deux dirigeants a entraîné l'effritement de la collaboration sino-soviétique. En 1960, les Soviétiques retirent leurs experts militaires de Chine et rompent la coopération stratégique. Dans les deux années qui suivirent, le commerce bilatéral chuta d'environ 40 %. La frontière a été remilitarisée et les combats qui ont éclaté en 1969 auraient pu déclencher une guerre totale. Il faudra alors attendre la chute de l’URSS pour que les relations diplomatiques se réchauffent entre la Russie et la Chine.
Si l’hypothèse d’un conflit armé est aujourd’hui un vague souvenir, il subsiste tout de même un certain nombre de points de tension. L’influence chinoise en Asie centrale constitue la principale pierre d’achoppement entre Chinois et Russes. La Belt and Road Initiative – BRI - principal outil d’influence de Pékin dans la région contourne la Russie, lui procurant peu d'avantages. Moscou perd progressivement l’influence qu’elle exerçait auprès des cinq Etats d’Asie centrale (Kazakhstan, Tadjikistan, Kirghizstan, Turkménistan et Ouzbékistan), Pékin rivalisant désormais avec la Russie pour la place de principal partenaire économique avec ces pays. En parallèle du secteur économique, les Etats d’Asie centrale se tournent de plus en plus vers l’Est pour les questions sécuritaires, rôle qui incombait traditionnellement à la Russie.
Face à la BRI, la Russie a annoncé en 2015 la création de l’Union Economique Eurasiatique (UEE), regroupant le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Arménie et la Biélorussie. Si Pékin et Moscou rappellent le caractère complémentaire de l’UEE et de la BRI, l’appartenance à l’un ou l’autre de ces projets semble incompatible. Ainsi, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan hésitent à rejoindre l’UEE, de peur de se brouiller avec la Chine et de se voir priver des bénéfices de la BRI. En outre, Pékin a aussi présenté un volet arctique à son projet de BRI, intervenant dans une zone considérée comme son « pré-carré » par la Russie. Cette dernière ne cache pas son intention de développer le passage du Nord-Est, comme alternative au canal de Suez.
L’opposition sino-russe se transpose aussi par leur soutien à des Etats rivaux. La Russie dispose d’une relation proche avec l’Inde, grand rival de la Chine. Les deux pays ont ainsi conclu, en novembre 2019, un accord de 5 milliards de dollars, notamment pour des systèmes de défense antiaériens S400. Moscou et Pékin sont aussi en concurrence afin de courtiser de nombreux pays africains et d’approfondir leurs liens économiques et sécuritaires.
Malgré tous ces éléments soulignant les tensions existantes entre Moscou et Pékin et le déséquilibre flagrant de leur relation, les Russes, que ce soit les élites au pouvoir ou la société civile, n’ont pas peur de la menace chinoise. D’après les sondages, ils sont plus de 75% à avoir une bonne image de la Chine et 40% la considèrent comme un pays allié. L’absence de confiance au sein du couple sino-russe vient, de manière surprenante, du côté chinois. En privé, les politiciens, fonctionnaires et experts chinois expliquent se méfier du « tournant asiatique » russe, le jugeant purement stratégique. Pékin estime que la Russie, une fois les tensions avec l’Occident apaisées, délaissera son partenariat avec elle au profit d’un approfondissement des liens avec l’Ouest. Plus de trente ans après le réchauffement des relations entre Moscou et Pékin, le souvenir de la « trahison » soviétique fait toujours obstacle à l’instauration d’une confiance mutuelle.
Lucas Keller, étudiant à Sciences Po Lille en master APEU (Affaires publiques européennes)
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