Usages politiques et géopolitiques des ballets en URSS et Russie
- laurademeulenaere
- 10 févr. 2023
- 7 min de lecture
Si le ballet naît en Italie et se codifie en France, c’est indéniablement en Russie qu’il gagne ses lettres de noblesse dès la fin du XIXe siècle, avec l’apparition du ballet à la russe dans des compagnies restées célèbres comme celles du Bolchoï (Moscou) ou du Mariinsky (Saint-Pétersbourg). Que ce soit au niveau de la technique, de la durée ou du lyrisme, les ballets russes ont profondément changé la conception du ballet. Si cet art s’est développé en Russie jusqu’à faire partie intégrante du paysage culturel du pays, c’est grâce à la volonté du tsar Pierre Le Grand qui décide de moderniser l’Empire et de l’ouvrir à l’Occident. Le ballet est alors vu comme un moyen d’instruire, d’habituer la population à la culture et aux mœurs européennes, celui-ci en présentant une version idéalisée. De là naît le ballet impérial, rattaché directement au Tsar qui nomme ses directeurs. Ainsi, dès son introduction en Russie, le ballet est intrinsèquement lié au pouvoir, en émanant et servant ses objectifs. Loin de s’en émanciper après la Révolution d’Octobre, l’emprise du pouvoir politique sur les ballets russes ne fera qu’augmenter, ceux-ci devenant des outils privilégiés du soft power soviétique.
À la suite du changement de régime, les ballets sont conservés et placés sous la tutelle du nouvel État communiste, en particulier le Bolchoï qui est largement financé par le gouvernement. D'autres compagnies sont aussi créées comme l’Ensemble d’État de danse folklorique ( aujourd’hui ensemble Moïsseïev ) ou l’Ensemble de Danse Beriozka qui jouent un rôle majeur dans la stratégie soviétique. Les programmes sont alors revus et ajustés pour correspondre à l’idéologie communiste avec l’introduction du réalisme socialiste dans les chorégraphies. La plupart de ces troupes sont envoyées au front lors de la Grande Guerre Patriotique pour motiver les soldats, mais leur rôle clef se joue à la mort de Staline lorsque débutent réellement les échanges entre l’URSS et d’autres pays. En effet, ces compagnies sont intégrées à la politique étrangère soviétique en tant qu’ambassadeurs culturels. Elles permettent de renvoyer une image positive du pays, image totalement maîtrisée et modelée par le gouvernement. L’envoi de ces émissaires culturels fut particulièrement utilisé dans les tentatives de rapprochement avec les pays d’Amérique du Sud.
Le Chili est certainement l’un des meilleurs exemples de cette diplomatie culturelle. L'établissement de relations entre Moscou et Santiago date de 1962; dès le début le Kremlin s’attèle à envoyer des délégations d’artistes, dont notamment de nombreux danseurs. Ceux-ci tournent dans les différentes villes du pays et émerveillent la population par leur virtuosité. Ils parviennent à faire consensus, et ce quelque soit le bord politique des spectateurs. Des artistes ou personnalités rattachés à la droite chilienne n’hésitent pas à afficher leur admiration pour le Moïsseïev ou le Beriozka à l’image de l’ancien président de droite Jorge Alessandri ou du leader de l’ensemble folklorique Los Quincheros, Benjamín Mackenna, connu pour ses positions conservatrices et plus tard pour le soutien qu’il fournira à la dictature d' Augusto Pinochet. L’extrême qualité des prestations laissent alors suggérer que l’ensemble des activités du pays suit les mêmes standards. L’image que renvoie la superpuissance s’en voit adoucie, plus nuancée pour la population chilienne qui nourrit alors une réelle admiration culturelle.
Une stratégie plutôt similaire s’emploie dans le cas de Cuba, à la différence notable que l’envoi d’artistes n’a pas pour objectif de préparer le terrain pour une éventuelle collaboration plus étroite mais d'affirmer la présence et le soutien du “grand frère” communiste sur l’île récemment tombée entre les mains du leader communiste Fidel Castro. Ainsi les ballets se succèdent sur l’île des Caraïbes avec le Moïsseïev en 1961, le Beriozka et les Chœurs et Danses de la ville d’Omsk en 1967 et les ballets du Kirkov et Bolchoï en 1972. Cependant, la régularité des productions sur l’île ôte aux spectacles leur caractère exceptionnel, permettant le jaillissement d’une critique de la part des élites artistiques cubaines. Bien que les spectacles soient appréciés, le monde de la danse cubain, plus moderne, n’hésite pas à pointer du doigt le classicisme rigide des ballets soviétiques. Délogés de leurs piédestal, les ballets (et les diverses interventions culturelles soviétiques à Cuba) tendent de plus en plus à renvoyer à la réalité d’un paternalisme à la fois économique et culturel du géant soviétique sur l’île communiste. Ainsi, si les ballets soviétiques sont de magnifiques vitrines de l’URSS, employés pour promouvoir la culture soviétique à l’étranger et préparer l’établissement de relations diplomatiques solides, il peuvent être perçus de façon plus négative dans le cadre d’une alliance, comme le reflet pesant de la réalité de la relation entre les deux pays. Cette image péjorative véhiculée par les ballets n’est pas unique à la relation cubano-soviétique, elle se manifeste aussi dans le cadre de la relation sino-soviétique, et plus particulièrement à travers un ballet qui eut l’effet totalement inverse de celui escompté.
Le Pavot Rouge est présenté pour la première fois en 1927 au Bolchoï. Il met en scène l’idylle d’un capitaine de vaisseau soviétique et d’une danseuse de cabaret chinoise, Tao-Hua. Celle-ci est conquise quand le capitaine intervient alors que des coolies sont battus par leur maître. Elle lui déclare alors son amour en lui tendant un coquelicot rouge, fleur symbole de la jeunesse, de la passion et du communisme. Dans la deuxième scène, Tao-Hua s'endort après avoir consommé de l’opium et s’ensuit des rêveries fantastiques mêlant tous les clichés propres à l’orientalisme. Dans la troisième et dernière scène, Li Shan-Fu ordonne à Tao-Hua, sa fiancée, de servir du thé empoisonné au capitaine du bateau, ce qu’elle refuse, préférant le mettre en garde. Les travailleurs chinois se révoltent alors et parviennent alors à se libérer, mais profitant du chaos général, Li Shan-Fu tire sur le capitaine. Tao-Hua lui sauve la vie en se sacrifiant et tend un coquelicot à une petite fille avant de mourir, symbole de liberté.
Le ballet fut conçu comme un support politique à l’action des communistes en Chine. Suite à la révolution communiste chinoise tant attendue de 1947, Le Pavot Rouge est remonté. Quelques changements sont cependant apportés au scénario pour rendre l’histoire plus acceptable. Ainsi, Tao-Hua ne tombe plus amoureux du capitaine soviétique mais de l’un des travailleurs chinois qui mène par la suite la révolte. Dans le deuxième acte, Tao-Hua s’endort sans le concours de l’opium. Enfin, le titre devient La Fleur Rouge. En février 1950, à l’occasion de la signature du traité sino-soviétique, Mao Zedong est invité à voir le ballet. Ce devait être le point d’orgue de la rencontre, le sommet de l’amitié sino-soviétique consacré par l’art de la danse. Or, au dernier moment, Mao décline l’invitation, prévenu de ne pas y aller, prévenu par la femme de l’ambassadrice de Chine en URSS. En effet, malgré toutes les modifications apportées, le ballet, au lieu de célébrer l’union des deux nations, montre la méconnaissance de l’URSS quant à son nouvel allié. Celui-ci est accusé de distordre le rôle du Parti Communiste Chinois dans la révolution. De plus, le statut de danseuse de l’héroïne sous-entend pour un œil chinois de l’époque qu’elle est une prostituée, chose inacceptable pour le parti. Enfin, bien que le titre ait été changé et que Tao-Hua s’endort naturellement, le coquelicot (ou pavot) tendu à la fin, loin d’être le symbole de liberté premièrement voulu apparaît comme un humiliant rappel à la défaite de la Chine contre les Britanniques pendant la Guerre de l’Opium. Cependant, suite à la rupture des relations sino-soviétiques, le ballet reprend le nom de Le Pavot Rouge. Ainsi, si initialement ce ballet est monté pour supporter les communistes chinois et pour célébrer l’amitié des deux notions, il produit des effets inverses et fait risquer des incidents diplomatiques de par la méconnaissance des Soviétiques sur la culture et l’histoire chinoise.
Les liens unissant le ballet et le pouvoir ne se sont pas desserrés à la suite de la chute de l’Union Soviétique. Les armoiries de la Fédération de Russie ont naturellement remplacé celles de l’URSS sur la devanture du Bolchoï. La danse continue à être utilisée comme une arme politique par le gouvernement Russe, ainsi que le prouve la programmation de Spartacus suite à l’invasion de l’Ukraine en février 2022, le ballet contant l’histoire de l’esclave révolté devant plus ou moins subtilement renvoyer au soulèvement des régions séparatistes face au joug illégitime des autorités ukrainiennes. Cependant, du fait de la popularité des grands ballets russes et de leur intense médiatisation, tout événement s’y déroulant a un énorme retentissement, qu’il soit dans le sens voulu par le Kremlin.. ou parfois celui inverse. C’est notamment le cas du départ de la danseuse russe Olga Smirnova du Bolchoï, officiellement opposée à la guerre en Ukraine, ne supportant plus de travailler pour un outil de propagande d’un État criminel. De même, le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev, directeur musical du Bolchoï, a quitté ses fonctions, se disant opposé à toute forme de conflit. Le ballet, outil au service des pouvoirs successivement soviétiques et russes, demeure donc délicat à manier, car pouvant tout à la fois servir le prestige de l’État et initier des relations avec d’autres pays, comme le nuire, révélant sur le parquet les troubles et faiblesses qui le hantent.
Thomas Curtelin, étudiant en 1ère année à Sciences Po Lille
Bibliographie :
Eveline Chao, 28th June 2017, The ballet that caused an international row, BBC Culture, The ballet that caused an international row - BBC Culture
Raphael Pedemonte, LES DÉLÉGATIONS SOVIÉTIQUES EN AMÉRIQUE LATINE ET LEURS EFFETS SUR LES PERCEPTIONS DANS LES PAYS D’ACCUEIL : LE CAS DU CHILI ET DE CUBA, Les cahiers Sirice, 2016/2 N° 16 | pages 85 à 99, https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-sirice-2016-2-page-85.htm
Raphael Pedemonte, 2014/1 17 | pages 57 à 67, LES VOYAGES INTERNATIONAUX, UNE FORCE SOUS-JACENTE DE LA DIPLOMATIE DE LA GUERRE FROIDE ? Les échanges humains chileno-soviétiques (1959-1973)
Olga Smirnova: Ballerina leaves Russia for Netherlands after denouncing war, 16 mars 2022, BBC News, Olga Smirnova: Ballerina leaves Russia for Netherlands after denouncing war - BBC News
Philippe Gagnebet, Le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev démissionne de tous ses postes à Moscou et à Toulouse, 07 mars 2022, Le Monde, Le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev démissionne de tous ses postes à Moscou et à Toulouse (lemonde.fr)
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